OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Bactéries du futur [1/3] http://owni.fr/2012/03/21/bacteries-du-futur-partie-1/ http://owni.fr/2012/03/21/bacteries-du-futur-partie-1/#comments Wed, 21 Mar 2012 10:57:23 +0000 Marion Wagner http://owni.fr/?p=102645

A l’heure actuelle la demande en énergie croît plus vite que l’offre. Selon l’Agence internationale de l’énergie, à l’horizon 2030 les besoins de la planète seront difficiles à satisfaire, tous types d’énergies confondus. Il faudra beaucoup de créativité pour satisfaire la demande.

Vincent Schachter, directeur de la recherche et du développement pour les énergies nouvelles à Total commence son exposé sur la biologie de synthèse. “C’est important de préciser dans quel cadre nous travaillons”. Ses chercheurs redessinent le vivant. Ils s’échinent à mettre au point des organismes microscopiques, des bactéries, capables de produire de l’énergie.

En combinant ingénierie, chimie, informatique et biologie moléculaire, les scientifiques recréent la vie.

Ambition démiurgique

Aucune avancée scientifique n’a incarné tant de promesses : détourner des bactéries en usines biologiques capables de produire des thérapeutiques contre le cancer, des biocarburants ou des molécules capables de dégrader des substances toxiques.

Dans la salle Lamartine de l’Assemblée nationale ce 15 février, le parterre de spécialistes invités par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifique et techniques (OPECST) est silencieux. L’audition publique intitulée Les enjeux de la biologie de synthèse s’attaque à cette discipline jeune, enjeu déjà stratégique. Geneviève Fioraso, députée de l’Isère, qui l’a organisée, confesse : “J’ai des collègues parlementaires à l’Office qui sont biologistes. Ils me disent qu’ils sont parfois dépassés par ce qui est présenté. Ce sont des questions très complexes d’un point de vue scientifique”.

L’Office, dont la mission est “d’informer le Parlement des conséquences des choix de caractère scientifique et technologique afin, notamment, d’éclairer ses décisions” est composé de parlementaires, députés et sénateurs. Dix-huit élus de chaque assemblée qui représentent proportionnellement l’équilibre politique du Parlement. Assistés d’un conseil scientifique ad hoc ils sont saisis des sujets scientifiques contemporains : la sûreté nucléaire en France, les effets sur la santé des perturbateurs endocriniens, les leçons à tirer de l’éruption du volcan Eyjafjöll…

Marc Delcourt, le PDG de la start-up Global Bioenergies, basée à Evry, prend la parole :

La biologie de synthèse, c’est créer des objets biologiques. Nous nous attachons à transformer le métabolisme de bactéries pour leur faire produire à partir de sucres une molécule jusqu’à maintenant uniquement issue du pétrole, et dont les applications industrielles sont énormes.

Rencontré quelques jours plus tard, Philippe Marlière, le cofondateur de l’entreprise, “s’excuse”. Il donne, lui, une définition “assez philosophique” de la biologie de synthèse : ” Pour moi c’est la discipline qui vise à faire des espèces biologiques, ou tout objet biologique, que la nature n’aurait pas pu faire. Ce n’est pas ‘qu’elle n’a pas fait’, c’est ‘qu’elle n’aurait pas pu faire. Il faut que ce soit notre gamberge qui change ce qui se passe dans le vivant”.

Ce bio-chimiste, formé à l’École Normale Supérieure, assume sans fard une ambition de démiurge, il s’agit de créer la vie de manière synthétique pour supplanter la nature. Il ajoute :

Je ne suis pas naturaliste, je ne fais pas partie des gens qui pensent que la nature est harmonieuse et bonne. Au contraire, la biologie de synthèse pose la nature comme imparfaite et propose de l’améliorer .

Aussi provoquant que cela puisse paraître c’est l’objectif affiché et en partie atteint par la centaine de chercheurs qui s’adonne à la discipline depuis 10 ans en France. Il reprend : “Aussi vaste que soit la diversité des gènes à la surface de la terre, les industriels se sont déjà persuadés que la biodiversité naturelle ne suffira pas à procurer l’ensemble des procédés dont ils auront besoin pour produire de manière plus efficace des médicaments ou des biocarburants. Il va falloir que nous nous retroussions les manches et que nous nous occupions de créer de la bio-diversité radicalement nouvelle, nous-mêmes.”

Biologiste-ingénieur

L’évolution sur terre depuis 3 milliard et demi d’années telle que décrite par Darwin est strictement contingente. La sélection naturelle, écrit le prix Nobel de médecine François Jacob dans Le jeu des possibles “opère à la manière d’un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main, les objets les plus hétéroclites, bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons pouvant éventuellement lui fournir des matériaux […] D’une vieille roue de voiture il fait un ventilateur ; d’une table cassée un parasol. Ce genre d’opération ne diffère guère de ce qu’accomplit l’évolution quand elle produit une aile à partir d’une patte, ou un morceau d’oreille avec un fragment de mâchoire”.

Le hasard de l’évolution naturelle, combiné avec la nécessité de l’adaptation a sculpté un monde “qui n’est qu’un parmi de nombreux possibles. Sa structure actuelle résulte de l’histoire de la terre. Il aurait très bien pu être différent. Il aurait même pu ne pas exister du tout”. Philippe Marlière ajoute, laconique : “A posteriori on a toujours l’impression que les choses n’auraient pas pu être autrement, mais c’est faux, le monde aurait très bien pu exister sans Beethoven”.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Comprendre que l’évolution n’a ni but, ni projet. Et la science est sur le point de pouvoir mettre un terme au bricolage inopérant de l’évolution. Le biologiste, ici, est aussi ingénieur. A partir d’un cahier des charges il définit la structure d’un organisme pour lui faire produire la molécule dont il a besoin. Si la biologie de synthèse en est à ses balbutiements, elle est aussi une révolution culturelle.

Il s’agit désormais de créer de nouvelles espèces dont l’existence même est tournée vers les besoins de l’humanité. “La limite à ne pas toucher pour moi c’est la nature humaine. Je suis un opposant acharné au transhumanisme“, met tout de suite en garde le généticien.

A, T, G, C

Depuis que Francis Crick, James Watson et Rosalind Franklin ont identifié l’existence de l’ADN, l’acide désoxyribonucléique, en 1953, une succession de découvertes ont permis de modifier cet l’alphabet du vivant.

On sait désormais lire, répliquer, mais surtout créer un génome et ses gènes, soit en remplaçant certaines de ses parties, soit en le synthétisant entièrement d’après un modèle informatique. Les gènes, quatre bases azotées, A, T, G et C qui se succèdent le long de chacun des deux brins d’ADN pour former la fameuse double hélice, illustre représentation du vivant. Quatre molécules chimiques qui codent la vie : A, pour adénine, T pour thymine, G pour guanine, et C pour cytosine. Leur agencement détermine l’activité du gène, la ou les protéines pour lesquelles il code, qu’il crée. Les protéines, ensuite, déterminent l’action des cellules au sein des organismes vivants : produire des cheveux blonds, des globules blancs, ou des bio-carburants.

On peut à l’heure actuelle, en quelques clics, acheter sur Internet une base azotée pour 30 cents. Un gène de taille moyenne, chez la bactérie, coûte entre 300 et 500 €, il est livré aux laboratoires dans de petits tubes en plastique translucide. Là il est intégré à un génome qui va générer de nouvelles protéines, en adéquation avec les besoins de l’industrie et de l’environnement.

L’être humain est devenu ingénieur du vivant, il peut transformer de simples êtres unicellulaires, levures ou bactéries en de petites usines qu’il contrôle. C’est le bio-entrepreneur américain Craig Venter qui sort la discipline des laboratoires en annonçant en juin 2010 avoir crée Mycoplasma mycoides, une bactérie totalement artificielle “fabriquée à partir de quatre bouteilles de produits chimiques dans un synthétiseur chimique, d’après des informations stockées dans un ordinateur”.

Si la création a été saluée par ses pairs et les médias, certains s’attachent toutefois à souligner que sa Mycoplasma mycoides n’a pas été crée ex nihilo, puisque le génome modifié a été inséré dans l’enveloppe d’une bactérie naturelle. Mais la manipulation est une grande première.

Tour de Babel génétique

Philippe Marlière a posé devant lui un petit cahier, format A5, où après avoir laissé dériver son regard il prend quelques notes. “Il y a longtemps qu’on essaye de changer le vivant en profondeur. Moi c’est l’aspect chimique du truc qui m’intéresse : où faut-il aller piocher dans la table de Mandeleiev pour faire des organismes vivants ? Jusqu’où sont-ils déformables ? Jusqu’à quel point peut-on les lancer dans des mondes parallèles sur terre ?”. Il jette un coup d’œil à son Schweppes :

Prenez l’exemple de l’eau lourde. C’est une molécule d’eau qui se comporte pratiquement comme de l’eau, et on peut forcer des organismes vivants à y vivre et évoluer. Or il n’y a d’eau lourde nulle part dans l’univers, il n’y a que les humains qui savent la concentrer. On peut créer un microcosme complètement artificiel et être sûr que l’évolution qui a lieu là-dedans n’a pas eu lieu dans l’univers. C’est l’évolution dans des conditions qui n’auraient pas pu se dérouler sur terre, c’est intéressant. La biologie de synthèse est une forme radicale d’alter-mondialisme, elle consiste à dire que d’autres vies sont vraiment possibles, en les changeant de fond en comble.

Ce n’est pas une provocation feinte, ce n’est même pas une provocation. L’homme a à cœur d’être bien compris. Il s’agit de venir à bout de l’évolution darwinienne, pathétiquement coincée à un stade qui n’assure plus les besoins en énergie des 10 milliards d’humains à venir. Il faut pour ça réécrire la vie, son code. Innover dans l’alphabet de quatre lettres, A, C, G et T. Créer une nouvelle biodiversité. Condition sine qua non : ces mondes, le nôtre, le naturel, et le nouveau, l’artificiel, devraient cohabiter sans pouvoir jamais échanger d’informations. Il appelle ça la tour de Babel génétique, où les croisements entre espèces seraient impossibles.

“Les écologistes exagèrent souvent, mais ils mettent en garde contre les risques de dissémination génétique et ils ont raison. Les croisements entre espèces vont très loin. J’ai lu récemment que le chat et le serval sont inter-féconds”. Il estime de la main la hauteur du serval, un félin tacheté, proche du guépard, qui vit en Afrique. Un mètre de haut environ.

Par ailleurs il fallait être superstitieux pour imaginer que le pollen des OGM n’allait pas se disséminer. Le pollen sert à la dissémination génétique ! D’où notre projet, il s’agit de faire apparaître des lignées vivantes pour lesquelles la probabilité de transmettre de l’information génétique est nulle.

Le concept tient en une phrase :

“The farther, the safer : plus la vie artificielle est éloignée de celle que nous connaissons, plus les risques d’échanges génétiques entre espèces diminuent. C’est là qu’il y a le plus de brevets et d’hégémonie technologique à prendre.”

Il s’agit de modifier notre alphabet de 4 lettres, A, C, G et T, pour créer un nouvel ADN, le XNA, clé de la “xénobiologie”:

X pour Xeno, étranger, et biologie. Le sens de cet alphabet ne serait pas lisible par les organismes vivants, c’est ça le monde qu’on veut faire. C’est comme lancer un Spoutnik, c’est difficile. Mais comme disait Kennedy, ‘On ne va pas sur la lune parce que c’est facile, on y va parce que c’est difficile.’

Cliquer ici pour voir la vidéo.


Retrouvez la suite de cet article en deux parties ici et .


Cette enquête sera publiée en trois parties tout au long de la semaine.
Illustrations par Daniel*1977 (ccbyncssa)/Flickr

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Faire publier un papier… scientifique http://owni.fr/2011/04/20/faire-publier-un-papier-scientifique/ http://owni.fr/2011/04/20/faire-publier-un-papier-scientifique/#comments Wed, 20 Apr 2011 08:20:40 +0000 Roud http://owni.fr/?p=34613 Il y a beaucoup de choses que l’on apprend sur la longueur dans la recherche, avec l’expérience. Mais ce que je trouve tout à fait étonnant, particulièrement dans le paysage français, est qu’on n’apprend pas ou peu les petits trucs pour faire publier un papier. Oh bien sûr, le contenu scientifique reste l’essentiel, mais, même s’il est très codifié et très formel, le processus de revue par les pairs n’a rien d’un processus pur et éthéré, il y a une forte composante humaine qui compte. Oublier cela peut mener un papier à sa perte. Je n’ai pas la prétention de faire la leçon à qui que ce soit, mais voici quelques éléments (largement de bon sens) glanés sur ma propre expérience, en tant que publiant et referee (ndlr: chercheur contacté par une revue scientifique pour lire et commenter les articles proches de son champ de recherche avant la publication), ainsi que sur la base d’observations de mes chefs et collègues très très éminents. Encore une fois, n’hésitez pas à ajouter vos propres conseils ! (et à me dire si vous êtes d’accord ou pas)

Faites relire par vos amis

Le processus de revue par les pairs dans le cadre du journal n’est que la fin de l’histoire, pas le début. Avant de soumettre un papier, il est très important de lui faire subir un cycle de revue informelle par des collègues compétents et des amis. Le genre d’amis qui peuvent vous dire librement si votre papier est bullshit ou si au contraire c’est le papier du siècle. Cela vous aidera à retravailler le papier pour expliquer les points imprécis, et à bien calibrer la revue où le publier.

Networkez

De la même façon, il est très important de bien se familiariser avec le réseau plus étendu de collègues à même de lire votre papier. Allez en conf, donnez des séminaires, échangez . Ces collègues sont autant de referees potentiels, on a toujours plus de scrupules à détruire les papiers d’un collègue qu’on trouve sympathique , et parfois les communautés sont si petites qu’on en a vite fait le tour.

Choisissez bien l’éditeur scientifique

Un éditeur a littéralement un pouvoir de vie ou de mort sur un papier. Il peut même parfois passer outre l’avis des referees s’il pense que votre papier a été injustement critiqué. Là encore, tout le côté humain et informel en amont pour connaître les éditeurs est important. J’ai vu des big shots passer carrément des coups de fil à des éditeurs qu’ils connaissaient depuis de nombreuses années pour faire passer des papiers.

Le referee a toujours raison…

Si un referee donne un conseil, faites le maximum pour satisfaire ses envies. D’une part, il se sentira valorisé d’être écouté, d’autre part, cela fera un point de moins critiqué. La dernière chose que vous voulez faire, c’est énerver un referee. J’ai vu des auteurs se tirer littéralement des balles dans le pied et condamner des papiers largement publiables en prenant les referees (en l’occurrence moi) pour des imbéciles. Par exemple, si un referee vous demande de mieux expliquer tel ou tel point, réécrivez toute la partie correspondante, travaillez dessus, montrez de la bonne volonté. Trop souvent, les auteurs se contentent de quelques modifs cosmétiques, histoire de noyer le poisson.

… sauf quand il a tort

Parfois, on n’a pas le choix, il faut se payer un referee pour faire passer un papier. Si un referee est vraiment trop mauvais, vous devez convaincre l’éditeur qu’il ne doit pas tenir compte de son avis. C’est un fusil à un coup. Si ça marche, c’est bingo, si ça ne marche pas, vous pouvez dire adieu à la publication dans ce journal. Ceci doit être fait sur des critères purement scientifiques, ce n’est possible que si le referee a fait la preuve dans sa revue qu’il ne comprenait rien à l’histoire. Ça m’est arrivé une fois dans un papier : un referee a rejeté mon modèle au motif qu’il était linéaire, alors qu’il était tout à fait non linéaire. Le papier, rejeté dès le premier round, a été finalement resoumis et accepté.

Changez de revue

Tout le monde ne sera pas nécessairement d’accord avec ça, mais un point qui me frappe chez certains est leur insistance à vouloir faire passer un papier donné dans une revue donnée. Je peux un peu comprendre quand il s’agit d’une revue majeure (comme Nature ou Science), moins quand il s’agit d’une revue moins prestigieuse. Le processus de revue par les pairs est long et douloureux, et, dans votre carrière vous serez jugés en partie sur votre nombre de papiers (en ce sens, l’intérêt du big shot établi qui veut son Science pourra parfois s’opposer à celui de l’étudiant qui doit publier pour partir au plus vite). Vous ne pouvez pas vous permettre de passer un an à espérer la publication d’un papier dans une revue donnée, avec le risque de vous faire jeter après une longue lutte avec les referees, vous avez votre recherche à faire à côté. Il y a suffisamment de revues pour publier votre recherche, et si elle est de qualité, ça finira bien par passer dans une revue pas trop mauvaise. Bref, si ça sent le roussi et devient trop compliqué, passez à la revue suivante, ou ciblez des stratégies alternatives – type Plos One- et comptez sur le processus de post-peer-review pour valoriser ce papier

Utilisez vos chefs

Particulièrement quand vous êtes étudiant ou post-doc, tout ce processus de réseautage et d’influence ne vous sera pas familier. Ce sera à votre chef de faire ce travail, observez, apprenez, et exploitez-le. C’est une partie importante de son travail, rappelez-lui gentiment.

Utilisez le post-peer-review

La publication n’est pas la fin de l’histoire, faites de la pub pour votre recherche, parlez-en en séminaire, mettez vos publis en valeur, si quelqu’un fait des recherches similaires, vous pouvez même vous permettre de lui envoyer votre papier. Ce processus aidera la publication du prochain !

>> Article initialement publié sur Matières Vivantes.

>> Photos Flickr CC PaternitéPartage selon les Conditions Initiales par Sam Hames et CC-NC PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par widdowquinn.

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Science for the Lulz http://owni.fr/2011/02/27/science-for-the-lulz/ http://owni.fr/2011/02/27/science-for-the-lulz/#comments Sun, 27 Feb 2011 13:10:24 +0000 vran http://owni.fr/?p=48441

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Article initialement publié sur Strange Stuff and Funky Things et selectionné par OWNIsciences

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Reste-t-il dans le monde de la publication scientifique, une place pour la science ludique? Les sujets et les outils devenant de plus en plus pointus, le langage de plus en plus obscur et les revues de plus en plus spécialisées, la planète science a tendance à ne plus tourner que sur elle même et ne se montre que rarement aux yeux du grand public.

Heureusement (en plus des héroïques bloggeurs/journalistes vulgarisateurs que vous suivez régulièrement) il subsiste quelques équipes de chercheurs qui s’attachent à décrypter les mystères du quotidien et à répondre aux questions les plus fondamentales qui taraudent nos diencéphales.

Mieux encore, certaines parviennent même à publier leurs travaux dans les journaux les plus renommés, s’offrant par ce moyen une visibilité maximum.

L’étude que je vais vous présenter aujourd’hui est ainsi le résultat d’un pari fou et réussi : celui de publier en 2010 dans le célèbre journal Science, une analyse détaillée et rigoureuse du lapement d’un chat filmé en slow motion.

Science + Slowmotion + Chat (i.e mème internet potentiel) = une gigantesque perche tendue à Strange Stuff And Funky Things (et à OWNI).

Comment boire quand on ne peut pas pomper l’eau ?

S’il est vrai que tous les vertébrés terrestres ont un même besoin de boire, tous ne s’y prennent pas de la même manière. Ceux qui possèdent des joues complètes (comme les porcs, les moutons, les chevaux… et nous-mêmes) peuvent pomper l’eau jusqu’à leur bouche par succion et utilisent ensuite leur langue pour déglutir (à propos de succion, je ne peux m’empêcher de vous renvoyer à deux articles précédemment publiés sur les techniques de capture des poissons, avec des vidéos pour le moins impressionnantes).

Cependant, certains autres animaux, comme les chiens et les chats ont des joues incomplètes (ce que l’on appelle couramment des babines) qui ne leur permettent pas de fermer hermétiquement la bouche et rendent la succion impossible. Ceux-là sont obligés d’utiliser leur langue pour amener le liquide dans leur bouche, de manière plus ou moins élégante.

On notera d’abord l’exemple du chien qui replie sa langue en arrière et l’utilise comme une cuillère, occasionnant les éclaboussures et renversement de gamelle que l’on connait.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Boire avec sa langue technique n°1 : le chien

Le chat quant à lui, a une technique beaucoup plus subtile et intrigante, jouant sur la mécanique des fluides et nécessitant une fréquence de lapement calibrée en fonction de la masse de l’animal. Regardez:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

(source : Reis et al, Science 2010)

En quelques millisecondes (fréquence moyenne de lapement chez le chat adulte f = 3.5±0.4 coups de langue /sec), la pointe de la langue vient toucher la surface (sans aller plus loin) et en remontant, lève une petite colonne de liquide sur laquelle le chat referme la bouche. L’image G illustre le fait que la partie de la langue qui touche le liquide est dépourvue de papilles filiformes (ces petits picots qui lui donnent sa rugosité), ces dernières ne sont donc pas impliquées dans le processus.

Mais comment le chat fait-il pour lever une mini-colonne de liquide sans plonger sa langue à l’intérieur? Les auteurs ont étudié la question en recréant un modèle mécanique de lapement à l’aide d’un disque de verre (matériau hydrophile) touchant une surface liquide puis remonté à vitesse ajustable.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

(source : Reis et al, Science 2010)

En résumé, voici comment se déroulent les événements. Tout d’abord lorsqu’ils entrent en contact, le liquide va mouiller la langue (ou le disque de verre) c’est à dire qu’il va y adhérer. Lorsque la langue remonte, elle tire le liquide et lui donne sa vitesse ascendante initiale, donc de l’énergie cinétique. Le liquide monte à son tour en formant une colonne pour laquelle deux phénomènes antagonistes s’affrontent : le poids de la colonne, qui augmente avec sa masse à mesure qu’elle s’agrandit et tend à la faire chuter, et d’autre part son inertie, qui tend à préserver le mouvement initial impulsé par la langue. La colonne conserve donc une vitesse orientée vers le haut tant que son énergie cinétique n’a pas été totalement convertie en énergie potentielle de pesanteur (c’est-à-dire, tant que l’accélération gravitationnelle n’a pas annulé sa vitesse initiale). Lorsque ce moment arrive, elle cesse de s’élever, et la gravité, qui continue bien entendu d’agir, la fait s’effondrer… à moins que le chat ne referme sa bouche avant pour happer le liquide.

Tout le talent de la bête réside alors dans le choix d’une hauteur où placer sa bouche au dessus de l’eau et le maintient d’une fréquence de lapement optimale pour faire s’élever rapidement des colonnes de liquide suffisamment larges pour étancher sa soif. Forts de leurs conclusions, les auteurs ont extrapolé avec succès la théorie aux autres félins (tigres, lions, guépards…) et ont montré que la fréquence de lapement dépend de la masse de l’animal. Ainsi, plus le chat est gros, plus il lapera lentement.

Références

Notes

  • Sirtin a aussi abordé le sujet.
  • Dans leur article, Reis et ses collaborateurs citent un vieux film de la Metro-Goldwyn-Mayer : Quicker’n a Wink. Je vous recommande chaudement ce court)métrage oscarisé de 1940 qui montre devinez quoi ? Un chat qui lape, filmé en slow motion (et plein d’autres choses).

    Cliquer ici pour voir la vidéo.

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http://owni.fr/2011/02/27/science-for-the-lulz/feed/ 8
Intoxication médiatique à l’arsenic http://owni.fr/2011/01/12/intoxication-mediatique-a-larsenic/ http://owni.fr/2011/01/12/intoxication-mediatique-a-larsenic/#comments Wed, 12 Jan 2011 11:07:04 +0000 malicia http://owni.fr/?p=33894 Il s’agit d’une traduction en français du billet “Arsenic life is one month old…”.

Le bébé Arsenic a un mois… En effet, une longue vie pour un mort-né. Revenons sur cette histoire honteuse.

Que s’est-il passé au début ? Eh bien, ça a véritablement commencé en 2008, pas en 2010 : Martin Reilly du New Scientist avait écrit sur la vie basée sur arsenic. Comme l’écrit Antoine Danchin dans son récent article paru dans le Journal of Cosmology :

Comme un cadeau pour la nouvelle année, de retour en 2008, une prophétie est apparue comme un examen par les pairs avant publication. Dans ce document, il était prévu que l’arsenic se retrouve dans le squelette des acides nucléiques des organismes vivants, en remplaçant le phosphore omniprésent. La prophétie, comme c’est souvent le cas avec ce type de croyances, a également suggéré un endroit sur Terre où cela se produirait : le lac Mono en Californie (Wolfe-Simon et al., 2008.). Le 6 avril 2008, cette prophétie a été communiquée au monde par un magazine de vulgarisation scientifique (Reilly, 2008). Maintenant, à la fin de 2010, comme cadeau de Noël (en Europe continentale, le 2 décembre), la NASA a publié un communiqué de presse sensationnel heureuse d’annoncer que, oui, la prophétie se réalisait, et non sur une planète exotique, mais sur notre vieille mère Terre et exactement à l’endroit où cela était prévu de se produire (Wolfe-Simon et al., 2010).

En effet, comme vous avez pu l’entendre, cette histoire était vraiment hype pendant un certain temps. Toutefois, des préoccupations assez graves sont rapidement apparues. La critique la plus brillante, extrêmement bien documentée et solide a été de Dr Rosie Redfield, microbiologiste à l’Université de British Columbia. Elle a dressé une longue liste de problèmes dans le papier et l’a qualifié de « beaucoup de charlataneries, mais très peu d’informations fiables ». Parmi les problèmes cités, remarquons  le phosphore présent dans des concentrations très élevées dans le milieu de culture des bactéries ainsi que le manque total de vérification que les bactéries ne l’absorbent pas, et une analyse incorrecte de l’ADN censé être composé d’arsenic.

Le même jour, Alex Bradley, un géochimiste et microbiologiste à l’Université de Harvard, soulevait une autre préoccupation, à savoir l’instabilité dans l’eau des composés contenant de l’arsenic. Il a également mentionné la mauvaise analyse de l’ADN et a rappelé que la spectrométrie de masse aurait dû être utilisée afin de clore le débat étant donné que cette technique est une façon très précise de déterminer quels sont les éléments contenus dans une molécule.

Davantage de commentaires ont été postés ici et là et on aurait pu penser que la NASA prenne au sérieux les inquiétudes de la communauté scientifique. Étonnamment (au moins pour moi), que nenni. Au contraire, Dwayne Brown, leur principal chargé des affaires publiques, a déclaré que le papier a été publié dans une revue à facteur d’impact très élevé (le facteur d’impact de Science est supérieur à 30) et a précisé, d’une manière assez condescendante, que le débat entre chercheurs et blogueurs n’est pas approprié. Wolfe-Simon a également gazouillé que la « discussion sur les détails scientifiques DOIT être menée dans un lieu scientifique afin que nous puissions donner au public une compréhension unifiée. ». En d’autres termes, les blogueurs scientifiques ne sont pas des pairs, leurs analyses ne valent rien.

Mais cette histoire honteuse ne s’arrête pas là. Après que Carl Zimmer a titré « Ce papier n’aurait pas dû être publié » dans Slate, Ivan Oransky a contacté Dwayne Brown de la NASA. Et sa réponse a été vraiment surprenante :

Le vrai problème est que le monde de l’information a changé en raison de l’Internet / des blogueurs / médias sociaux, etc. Un terme “buzz” tel que EXTRA-TERRESTRE provoquera quiconque possède un ordinateur à dire tout ce qu’il veut ou ressent. LA NASA N’A RIEN GONFLÉ DU TOUT — d’autres l’ont fait. Les médias crédibles n’ont remis en question aucun texte de la NASA. Les blogueurs et les médias sociaux l’ont fait… … … c’est ce qui fait  que notre pays est grand — LA LIBERTÉ D’EXPRESSION.

La discussion porte maintenant sur la science et les prochaines étapes.

Cette interjection dessert définitivement la NASA … Comme cela ne suffisait pas, Ivan Oransky soulignait peu après que la NASA n’a pas suivi son propre code de conduite.

Beaucoup de gens ont réagi au point de vue condescendant selon lequel les blogueurs ne sont pas des pairs. Permettez-moi de citer David Dobbs, le plus éloquent (selon moi) :

Rosie Redfield est un membre actif de la communauté scientifique et un chercheur dans le domaine en question. [...] Redfield Rosie est un pair, et son blog est un examen par les pairs.

Comme vous l’avez probablement deviné, la NASA et le Dr Wolfe-Simon ont refusé de répondre aux critiques. Dans une déclaration sur son site web, Wolfe-Simon s’est félicité du « débat animé » et a invité les chercheurs à adresser leurs questions à la revue Science « aux fins d’examen pour que nous puissions répondre officiellement ». Eh bien, le Dr Rosie Redfield avait déjà préparé sa copie. Cette saga a continué le 16 décembre : même si le Dr Wolfe-Simon avait répondu à certaines questions, les réponses n’étaient pas satisfaisantes ; un grand nombre de défauts techniques ont encore besoin d’éclaircissement.

Le moment de sobriété est venu. Comme vous avez pu le remarquer, je ne me suis pas lancée dans un catalogue à la Prévert des critiques scientifiques adressées à cette étude : ce n’est pas mon but ici et d’autres l’avaient déjà brillamment fait ailleurs. Il y a néanmoins deux problèmes d’une autre nature que je voudrais pointer ici : l’un concerne les scientifiques et l’autre — les journalistes scientifiques.

Alors, chers collègues, comment est-il possible d’avoir publié ce genre de papier ? Les pairs, lors du processus de revue, ont-ils énoncé des commentaires critiques ? Combien de scientifiques n’ont pas remarqué à la lecture du papier publié que l’ADN prétendument fait de l’arsenic est amplifié par une polymérase classique avec quelques amorces universelles ? Combien ont remarqué que cette bactérie a été signalée dans Wolfe-Simon et al. (2010) comme étant de la famille Halomonadaceae ? On a donc pu faire une analyse phylogénétique d’un ADN soi-disant contenant de l’arsenic et de plein d’autres ADN contenant du phosphore et cela ne choque personne… On a analysé un bout de gel et basta, c’est de l’arsenic ? Les gens de la NASA ont prétendu qu’ils n’avaient pas l’argent de faire de la spectro de masse et on a avalé ça, soit ; faire une séparation des ADN sur un gradient continu de chlorure de césium, c’est un peu old school, mais ça ne ment pas… Comment les gens respectables et critiques ont pu laisser cette sorte d’étude, digne d’un stage de licence qui a mal tourné, sortir dans un journal et qui plus est, un journal tel que Science ? Est-il acceptable que de la recherche soit faite avec des communiqués et conférences de presse plutôt qu’avec des données et de la rigueur ? Comment est-il possible que des chercheurs aient accepté que les critiques de leurs collègues soient écartées sous le seul prétexte qu’elles sont écrites sur un blog ? Ces questions portent donc toutes sur la garantie inhérente à l’examen par les pairs et à l’éthique scientifique…

“Est-ce que cette bête folle de l’arsenic — autrefois un extra-terrestre — est un chien?”, demandait David Dobbs. Combien d’entre vous, les journalistes scientifiques, ont écrit une critique ? Combien ont vu qu’il y avait quelque chose de louche dans cette histoire ? Et combien parmi vous ont osé écrire vos doutes ? Comme dans le cas plus haut, beaucoup ont pris pour argent comptant ce qui vient de la NASA et de Science. Il n’est pas question de flagellation ici, mais seulement d’une tentative de rendre les gens conscients qu’il faut garder un esprit critique tout le temps quand ils apportent des informations à des tiers.

L’idée que l’arsenic ait pu remplacer le phosphore comme un élément central des acides nucléiques n’aurait jamais dû être publiée dans une revue scientifique. Cependant, les auteurs ne doivent pas supporter tout le poids de la faute. La nature de la science est de mener des expériences avec des contrôles appropriés et d’obtenir des résultats. Pour être communiqués à d’autres chercheurs, ces résultats devront être rédigés et présentés sous la forme d’un article à une revue scientifique aux fins d’examen par les pairs.

Malheureusement, en raison de la compétition pour les ressources financières limitées, une hiérarchie a été progressivement mise en place, avec quelques journaux considérés comme plus importants que d’autres en raison de l’impact qu’ils ont sur leurs lecteurs. Faute d’une bonne formation scientifique, de nombreux journalistes ont tendance à prendre les facteurs d’impact des revues comme une preuve de qualité scientifique. Ce n’est pas le cas, malheureusement. Et le plus souvent, comme on le voit dans la situation actuelle, des revues de haut niveau ont échoué dans les responsabilités de base requises pour une revue scientifique et ont ensuite participé à une campagne de publicité trompeuse et étrange qui a eu pour résultat de duper le public. Dans un contexte de perte croissante de confiance dans la science et les scientifiques, cela aura des conséquences les plus dommageables. (Antoine Danchin)

« Science and Arsenic Fool’s Gold: A Toxic Broth », Antoine Danchin, Journal of Cosmology, 2010, Vol 13, 3617-3620. http://journalofcosmology.com/Abiogenesis123.html

« A Bacterium That Can Grow by Using Arsenic Instead of Phosphorus », Felisa Wolfe-Simon et al., Science 2010. http://www.sciencemag.org/content/early/2010/12/01/science.1197258.

>> Image : FlickR CC : Gary Hayes et Wikimédia Commons (domaine public)

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http://owni.fr/2011/01/12/intoxication-mediatique-a-larsenic/feed/ 8
L’anthropologie, une science? http://owni.fr/2011/01/10/l-anthropologie-une-science/ http://owni.fr/2011/01/10/l-anthropologie-une-science/#comments Mon, 10 Jan 2011 15:50:25 +0000 Daniel Lende (trad. Hicham Sabir) http://owni.fr/?p=33727 Depuis la première publication de cet article, l’Association Américaine d’Anthropologie a publié une nouvelle déclaration « Qu’est-ce que l’anthropologie ?» qui contient les lignes suivantes : « Pour comprendre l’étendue et la complexité des cultures à travers l’histoire humaine, l’anthropologie s’appuie aussi bien sur les sciences sociales et la biologie que sur les sciences humaines et physiques ».

L’AAA a aussi publié le texte AAA Répond à la Controverse au Sujet de la Science dans l’Anthropologie: « Certains media, notamment un article dans le New York Times, a présenté l’anthropologie comme divisée entre ceux qui la considèrent comme une science et les autres, et ont donné l’impression que le conseil d’administration de l’Association Américaine d’Anthropologie estime que la science n’a plus sa place dans l’anthropologie. Au contraire, le conseil d’administration reconnait le rôle crucial que jouent les méthodes scientifiques dans beaucoup de recherches anthropologiques. Pour clarifier cette position, le conseil a publié le document Qu’est-ce que l’Anthropologie? qui a été validé lors de la réunion annuelle de l’AAA le mois dernier, en même temps que le nouveau plan d’action à long terme ».

Nous pensons néanmoins que ce débat est intéressant à suivre.

Titre original : Anthropology, Science, and the AAA Long-Range Plan: What Really Happened

Nicolas Wade a récemment publié un article controversé dans le New York Times « L’Anthropologie est-elle une Science? La Déclaration Creuse le Fossé », en réponse à la décision de l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) de supprimer le terme « science » de son plan d’action à long terme.

Cette décision a réveillé de vieilles tensions entre d’une part les chercheurs des disciplines anthropologiques scientifiques s’appuyant sur des sciences telle que l’archéologie, l’anthropologie physique ou l’anthropologie culturelle et d’autre part les membres de la profession qui étudient les races, l’ethnicité et les genres et qui se considèrent comme les défenseurs des autochtones et des droits de l’homme.

J’ai déjà abordé cette controverse dans mon article « L’Anthropologie et la Science selon l’Opinion Publique », dans lequel j’avais présenté les dernières réactions en date, notamment celles visant l’article de Wade. On y trouvera mes arguments concernant les changements dans le plan à long terme de l’AAA ainsi que les différentes interprétations données par les anthropologues. Aujourd’hui je cherche à défendre l’anthropologie en présentant la controverse d’une façon plus précise que ne l’a fait l’article de Wade.

Pourquoi la controverse a-t-elle éclaté? Un processus interne devenu public.

Nicholas Wade décrit la scission en se basant sur « la lutte interne qui a éclaté après que le groupe le plus actif politiquement ait attaqué le travail réalisé par Napoleon Chagnon, un anthropologue scientifique, et James Neel, spécialisé en médecine génétique, sur le peuple Yanomamo du Vénézuéla et du Brésil ».

Ceci est une interprétation biaisée de ce qui s’est réellement passé : Les questions qui ont lancé le débat sont plus mondaines et d’avantage liées au statut actuel de l’anthropologie que de simples « luttes tribales ». En effet, dans les quelques cinquante réactions qui ont suivi la décision de l’AAA, la controverse d’El Dorado n’apparait que comme une anecdote de second plan.

L’explosion qui a suivi l’abandon du mot “science” a démarré en deux temps:

1) un nouveau document interne a été rendu public

2) les réactions sur Internet ont alimenté une controverse plus large en focalisant l’attention sur les implications possibles du document.

Si je comprends bien, c’est la direction de l’Association Américaine d’Anthropologie qui a décidé la mise à jour de son plan à long terme, dont la dernière modification remonte à 1983. Comme les dirigeants de l’AAA l’ont écrit dans le rapport officiel de planification (après que la controverse ait été lancée) : « Notre plan à long terme devait être mis à jour afin de répondre à l’évolution de la profession et aux besoins des membres de l’AAA. Lors de la réunion du 20 novembre à la Nouvelle-Orléans, le Directoire a précisé, concrétisé et élargi ses objectifs opérationnels afin d’optimiser l’utilisation des ressources de l’association. Les directions des différents départements avaient été consultés avant le rassemblement de la Nouvelle-Orléans et le Directoire a statué en se basant sur leurs recommandations ».

Pour résumer, une commission de planification à long-terme a travaillé sur la révision du plan d’ensemble. Le nouveau plan a ensuite été envoyé aux chefs de sections (les différents sous-organismes au sein de l’AAA) sous forme de note interne. A partir de là, les choses sont moins claires. J’ai entendu dire que toutes les sections n’avaient pas reçu le nouveau document. Je n’ai pas non plus eu vent de réactions de la part des chefs de sections concernant le planning à long terme, avant que l’AAA n’en parle (Voir ce document pour plus d’information). Dans tous les cas, les chefs de sections ont été consultés, et la commission de planification à long terme a ensuite présenté le document revu au Conseil d’Administration pendant la réunion de l’AAA. En considérant que le processus interne avait été correctement suivi, le Conseil d’Administration a adopté par vote les modifications du plan à long terme.

Les changements introduits dans le plan à long terme de l’AAA étaient censées rester internes à l’association. La seule lettre d’information sur le sujet fut un e-mail envoyé par le président de la « Société des Sciences Anthropologiques » à ses propres membres ainsi qu’à ceux de l’AAA qui protestaient contre la suppression de toute mention aux « sciences » et qui craignaient que cette suppression n’entraine la perte de certains appuis dont joui l’AAA. Ce courriel a été envoyé mardi 23 novembre, soit deux jours après la fin de la réunion de l’AAA à la Nouvelle-Orléans.

Le 30 novembre, Inside High Ed publiait un article intitulé « L’anthropologie sans science ». Bien que l’article de Peter Wood dans « The Chronicle of Higher Education » soit paru la veille, en même temps que l’article « Les anthropologues se demandent si la science fait partie de leur mission », cet article de l’Inside Higher Ed est ce qui a vraiment amené la discussion sur la scène publique. La diffusion de l’article sur Twitter par Barbara King, puis sa reprise par de nombreux internautes a fait exploser le débat et vu apparaitre le label #aaafail. C’est aussi à cet article qu’a réagit la direction de l’AAA dans sa déclaration publique au sujet de la controverse.

Pourquoi cet article de l’Inside Higher Ed a-t-il lancé la controverse ? En grande partie parce qu’il cherchait à montrer que les changements mis en place trahissaient une crispation au sein du milieu anthropologiste, et qu’il a ensuite utilisé deux billets pour donner l’image d’une énorme opposition interne.

Certains anthropologues soutiennent aussi en privé que cet incident n’est que le dernier d’une longue série d’exclusions ressenties au sein d’une discipline très hétérogène. Plus généralement, le conflit a révélé à quel point le terrain d’entente est étroit entre des anthropologues qui couvrent un large éventail de sous-spécialités.

Le journaliste Dan Berrett a ensuite utilisé un billet d’Alice Dreger datant du 25 novembre et posté sur le réseau Psychology Today (Pas de science s’il vous plait, nous sommes anthropologues) pour présenter le camp scientifique. Son texte présente « une distinction entre un type farfelu d’anthropologues culturels qui pensent que la science n’est qu’un autre outil de la connaissance et ceux qui prêtent plus attention aux données concrètes, et les suivent là où elles conduisent. »

Barett a ensuite utilisé le billet du 26 novembre de Recycled Mind Views intitulé ANThill : L’anthropologie comme science pour insister sur l’opposition présentée par Dreger. Le texte « défendait l’idée selon laquelle l’utilisation du terme ‘Science’ dans l’énoncé de la mission de l’association était problématique car il renforçait ‘l’état d’esprit conquérant, hautain et privilégié qui continue de miner la discipline’. »

Enjoy Coast Salish - UBC Museum of Anthropology

Opposition? Non ! Un Domaine qui va de l’avant.

L’article de Wade dans le NY Times s’inspire largement de cette série d’oppositions.

Dr. Peregrine a declaré dans une interview que l’abandon de toute référence à la science ne faisait qu’exacerber les tensions entre les deux camps… Il a attribué ce qu’il considère comme une attaque contre la science à deux courants au sein de l’anthropologie : Le premier est celui des anthropologistes dits ‘sceptiques’, qui voient en la discipline une arme de colonisation et donc comme quelque chose qu’il faudrait supprimer. Le second est celui des critiques postmodernistes de l’autorité des sciences. « Ceci ce rapproche fortement du créationnisme par le rejet des arguments rationnels et de la raison. »

Est-ce que ceci est vrai? Non. Considérer l’anthropologie comme faisant partie du colonialisme est de l’histoire ancienne (c’est comme ça que le domaine est né, mais l’histoire a eu une influence négative dont les anthropologues se sont libérés à grands frais). D’un autre coté, les critiques postmodernistes nous ont permis de comprendre les limites de la science et de mieux comprendre comment elle se joue du discours publique et des idéologies, en assimilant par exemple le mouvement universitaire postmoderniste au créationnisme.

Pour reprendre les mots de Lance Gravlee sur Twitter : « Laissez Nicholas Wade opposer les disciplines anthropologiques fondée sur les sciences dures et celles fondées sur l’étude des races». C’est précisément le mélange de science et d’idées critiques sur les races qui a été au centre du travail des anthropologistes depuis Franz Boas ; et c’est en conformité avec cette vision que l’AAA a récemment développé un important projet publique intitulé Races : sommes-nous si différents ?

Depuis cet article de l’Inside Higher Ed, je vois la controverse comme allant dans ce sens : Les anthropologues qui font partie de l’AAA ont lancé sur la toile un débat riche et productif sur la science et notre vision de l’anthropologie. Des gens extérieurs à l’organisation et à la discipline continuent de la présenter comme divisée et déchirée par des ‘lutes tribales’ et font les gros titres d’informations erronées prétendant que les ‘anthropologistes rejettent la science’.

Je n’ai malheureusement pas le temps de démontrer ce point en détail aujourd’hui. Je prendrai simplement pour preuve le dernier commentaire par Catherine Lutz (qui est sans aucun doute une anthropologue critique) sur l’article de l’Inside Higher Ed. Le 8 décembre elle écrivait :

« La plupart des départements d’anthropologie sont heureux de travailler ensemble au quotidien en impliquant un large panel de collaborateurs avec une approche plus humaniste ou plus scientifique. Ils font tous preuve de la plus grande rigueur et ne dénigrent pas leurs collègues, qu’ils soient spécialistes en biochimie ou en littérature française, malgré leur incompréhension des mondes qu’ils choisissent d’étudier… »

Avec un peu de chance, ceux qui parcourent ces commentaires en cherchant à se faire une image de ‘comment la plupart des anthropologues pensent’ ne cofonderont pas la vision souvent polémique et coléreuse publiée ici, avec l’esprit collégial et coopératif de l’anthropologie dans son ensemble.

A lire aussi :

J’explique dans le billet Anthropologie après la controverse sur la science : Nous allons de l’avant que les anthropologues cherchent à cerner tous les aspects de la controverse, aussi bien scientifiques que culturels.

>> Article initialement publié sur Neuroanthropology et traduit de l’Anglais par Hicham Sabir

>> Illustrations FlickR CC : runningafterantelope, Tim in Sydney

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http://owni.fr/2011/01/10/l-anthropologie-une-science/feed/ 6
La bactérie incorporant de l’arsenic, une nouvelle forme de vie? http://owni.fr/2010/12/04/une-nouvelle-forme-de-vie-la-bacterie-incorporant-de-l%e2%80%99arsenic/ http://owni.fr/2010/12/04/une-nouvelle-forme-de-vie-la-bacterie-incorporant-de-l%e2%80%99arsenic/#comments Sat, 04 Dec 2010 14:12:11 +0000 Benjamin http://owni.fr/?p=33558 Titre original : Une bactérie remplace le phosphore par l’arsenic

Vous avez certainement eu vent d’une découverte récemment publiée dans Science, ayant trait aux bactéries et à l’évolution, que je me devais donc de relater dans ces pages, ainsi que le traitement étonnant qui en a été fait. Mais venons-en au fait : des chercheurs de la NASA ont identifié une bactérie capable d’incorporer de l’arsenic (As) à ses propres biomolécules en lieu et place du phosphore (P), dont il est chimiquement proche (ce qui explique au passage sa toxicité). L’étonnant n’est pas tant que la bactérie résiste à ce poison notoire, mais plutôt qu’elle arrive à se passer du phosphore, qui fait partie des quelques éléments majoritaires de la matière vivante, avec le carbone (C), l’oxygène (O), l’azote (N), le soufre (S) et l’hydrogène (H).

En effet, le phosphore est un composant essentiel des nucléotides, donc de l’ADN, de l’ARN et des petites molécules qui permettent les transferts d’énergie dans la cellule. Il participe également à la régulation de l’activité des protéines, sous forme de groupements phosphates qui se greffent sur ces dernières. Son effet sur la mémoire est plus discutable.

Comment mettre en évidence une propriété aussi fondamentale et inattendue que la substitution du phosphore par l’arsenic? Les chercheurs ont isolé des bactéries tirées des sédiments d’un lac salé, particulièrement riches en arsenic, pour les cultiver sur un milieu ne contenant que de l’arsenic et pas de phosphore, sélectionnant ainsi la propriété de substitution. Bravo! En bactériologie, quand on cherche, on trouve! La bactérie ainsi identifiée parvient à remplacer -presque totalement- le phosphore par l’arsenic dans son ADN ou dans ses protéines. Le changement de régime n’est pas sans conséquence pour la bactérie, qui devient un peu malade, grossit et se multiplie moins vite…

Mais tout de même, il s’agit d’une souplesse métabolique inédite, qui n’est probablement pas un accident, cette bactérie vivant dans un milieu riche en arsenic. Ces travaux soulèvent d’intéressantes perspectives en évolution (comment fonctionnaient les premiers métabolismes? comment un système aussi flexible a-t-il évolué?), mais aussi dans l’étude de la biodiversité : pour identifier de nouveaux organismes invisibles à l’oeil nu, on a recours à des techniques comme la PCR, qui présupposent un certain type de biologie (avec, au hasard, un ADN basé sur du phosphore). Désormais, lorsque l’on étudiera des environnement très originaux, on utilisera peut-être des techniques plus fastidieuses mais moins biaisées. Pour finir, la publication elle-même est assez courte, et je gage que les auteurs travaillent sur les mécanismes moléculaires et sur la séquence du génome, qui devrait leur valoir un ou deux Nature/Science de plus. Fait étrange, l’article ne contient pas une ligne sur les considérations exobiologiques qui ont fait bruisser Internet…

Mono Lake, Californie, où la NASA a découvert cette bactérie

La NASA a apparemment fait une certaine publicité à cette découverte (doux euphémisme), générant une certaine attente du public quant à la possibilité d’une vie sur d’autres planètes, ainsi que le soulignent mes camarades d’En Quête de Sciences. Pendant ce temps, sur le webcomic xkcd, on s’interroge au sujet des conséquences de cette attente sur la conférence de presse.

Pour ma part, j’aimerais que l’on abandonne cette perspective exobiologique, pour une simple raison : si l’on espère vraiment trouver une forme de vie extra-terrestre, il faudra faire des efforts d’imagination considérables, et ne pas avoir de préjugés comme « houla! ne cherchons pas sur cette planète, il n’y a pas de phosphore, que de l’arsenic! Pas de vie possible ici, en plus, c’est un poison bien connu! ». Les gars! Vous avez construit des fusées pour emmener l’homme sur la Lune et le ramener vivant, le tout à une époque préhistorique! Pas besoin d’une bactérie bien terrestre (qui préfère quand même le phosphore) pour chercher d’autres formes de vie sur d’autres planètes!

Ce n’est pas non plus la première fois que l’on spécule sur la substitution des éléments fondamentaux de la vie : je me rappelle d’un Science & Vie Junior de ma jeunesse (donc au siècle dernier) où il était question  d’une hypothétique forme de vie extraterrestre, , et dont la biochimie ne serait pas basée sur le carbone, mais sur le silicium, un élément aux propriétés voisines…. le tout accompagné d’une vue d’artiste de l’organisme en question, vaguement anguleux et insectoïde.

Laissez-moi vous faire part de quelques titres arrivés dans mon agrégateur de flux RSS :  »La vie comme nous ne la connaissions pas » (un titre facile à recycler),  »Une bactérie ouvre la voie à une cuisine alternative de la vie » (pourquoi pas),  »La Nasa laisse espérer une rencontre d’un nouveau type » (racoleur mais étrangement exact),  »Une forme de vie fondée sur l’arsenic » (un tout petit peu exagéré),  »Découverte d’une bactérie qui se nourrit d’arsenic » (pourquoi pas, mais le thème de la nourriture n’est pas des plus heureux). En particulier, la conclusion sur le site de France 24 fait un peu sourire :

Cette découverte permet d’établir une fois pour toutes que des formes de vie peuvent exister dans des environnements impropres à la survie de l’humanité. Cette bactérie constituerait la première preuve d’une forme de vie différente de la nôtre – une sorte d’évolution parallèle.

Pour en finir avec les variations sur le thème « une autre forme de vie », je rappelle tout de même qu’il s’agit d’une bactérie, faisant partie d’un phylum bien identifié (les gamma-Protéobactéries! le même qu’Escherichia coliwake up!), qu’elle est basée sur de l’ADN et des protéines, donc qu’elle fait partie de la grande famille du vivant que nous connaissons bien et qui descend probablement d’un unique ancêtre. Quant aux implications pour la recherche de la vie dans des milieux jugés inhospitaliers par pur anthropomorphisme, je ne vois rien de neuf depuis la découverte de l’anaérobiose, soit la vie en l’absence d’oxygène gazeux (1860?). Il existe bien des bactéries qui respirent l’arsenic! Bref, j’en ai r-As la casquette, et je ne veux même pas aller voir ce que ça donne sur Twitter.

Dans le fond, je dois être un rabat-joie ; quand il y a trop de buzz autour d’une publication (et souvent avant celle-ci), j’ai tendance à la trouver moins excitante! J’ai pas déjà écrit un truc sur les chercheurs qui en font trop?

Bonus : La vidéo faite par Science de la présentation de la découverte :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

>> Article initialement publié sur le Bacterioblog

>> Photos FlickR CC : NASA Goddard Photo and Video et NASA

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http://owni.fr/2010/12/04/une-nouvelle-forme-de-vie-la-bacterie-incorporant-de-l%e2%80%99arsenic/feed/ 3
“Singularity University n’est pas une secte” http://owni.fr/2010/11/21/singularity-university-nest-pas-une-secte/ http://owni.fr/2010/11/21/singularity-university-nest-pas-une-secte/#comments Sun, 21 Nov 2010 15:56:16 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=36487 Si elle n’a pas commencé à programmer dès l’âge de quatre ans, Eugénie Rives n’a rien à envier aux exploits de ses camarades de la Singularity University, dont elle a suivi le dernier programme d’été.

Chez Google France depuis cinq ans, la jeune femme a commencé à monter des projets dès l’âge de 19 ans, qui marque son départ vers la Californie. S’ensuivent le Mexique et l’Argentine, où elle met en place un festival de courts-métrages, dont elle assure la promotion à travers le monde grâce aux nouvelles technologies. L’année dernière, elle décide de compléter son savoir-faire en participant aux deux mois et demi de formation intensive proposée par la Singularity University dans le domaine des nouvelles technologies. Direction la Silicon Valley et le campus de la Nasa, dont la demoiselle ressort émerveillée.

Eugénie Rives revient avec nous sur cette expérience et en profite pour dissiper les confusions entretenues autour de “SU”. Si l’institution compte parmi ses fondateurs l’un des papes controversés du courant transhumaniste Ray Kurzweil, il faut, selon la jeune femme, opérer la distinction entre ces idées et la visée pragmatique de Singularity University, qui interroge l’impact des nouvelles technologies sur la planète.

Singularity University, temple du transhumanisme ?

Pas du tout. Il faut décoreller Singularity University et transhumanisme. L’université donne des billes pour réfléchir à l’impact pratique des technologies sur des grandes problématiques : énergie, eau… C’est vraiment pour cet aspect concret, le lancement de projets, que j’y suis allée. En comparaison, l’université n’a vraiment rien à voir avec le Singularity Institute qui comporte une unité spécialisée sur les questions transhumanistes.
Certes, le discours de SU, notamment d’ouverture, est très emphatique, très américain, mais il ne diffère en rien de ce qu’on pourrait entendre à Harvard ou à Stanford.

Singularity University n’a rien d’une secte ! C’est juste une université très avancée sur les questions relatives aux nouvelles technologies.

Après, il est vrai que Kurzweil fait partie des fondateurs et des intervenants. Mais ses cours abordent la Singularité, ce moment qui marquera une explosion de la technologie telle qu’elle dépassera l’intelligence humaine (ndlr : aussi appelé “small-bang”). Ray Kurzweil aborde de façon très succincte les questions transhumanistes.

C’est Peter Diamandis, un entrepreneur à l’origine de tout un tas de projets, qui est allé à sa rencontre suite à la lecture de Singularity Is Near, pour fonder l’université. Mais l’institution n’est vraiment pas à relier au transhumanisme pour autant. Ils ont même songé à en changer le nom, pour bien marquer la distinction, c’est dire !

Donc le chef de SU, issu des cuisines de Google, ne sert pas une centaine de pilules pendant les repas ?

Non ! Et Ray Kurzweil ne nous a pas dit d’en prendre !
Il est vrai que le programme faisait attention à notre alimentation et à notre santé. Nos repas étaient bio et surtout à base de tofu, et nous faisions deux heures de yoga par semaine.

Et en dehors des repas, quelle était l’ambiance à SU ?

C’était extraordinaire. J’ai rencontré des Prix Nobel, des gens à l’origine de projets incroyables. Larry Brilliant de Google.org ; Robert Metcalfe, l’inventeur d’Ethernet… En tout, 160 interventions différentes ! Mais au-delà des professeurs, j’étais aussi au milieu d’étudiants complètement passionnés par les technologies. Un véritable patchwork de plein de pays différents.

Un cours à Singularity University

Vous étiez en permanence ensemble pendant les deux mois et demi du programme ?

Oui, du lever au coucher. On dormait sur place, sur le campus de la Nasa, situé en plein milieu du désert, dans la Silicon Valley. Presque en dortoirs !

On se levait tous les jours très tôt, parce qu’il était vraiment difficile de louper des cours aussi intéressants. On était donc ensemble de 9 heures du matin à 8 heures du soir. Les fondateurs de l’université passaient régulièrement nous voir… C’était vraiment intense : des conférences venaient s’ajouter au programme et quand on sortait des cours, on poursuivait souvent les discussions jusque tard dans la nuit.
J’ai gardé le contact avec tout le monde. Certains viennent d’ailleurs à Paris cette semaine.

Lors du dernier entretien vidéo avec Jean-Michel Billaut, vous étiez sur le point de présenter votre projet sur l’eau. Comment ça s’est passé et sur quoi cela a débouché ?

Encore une fois, c’était assez américain : je m’attendais presque à me voir remettre un chapeau de diplômée ! C’était aussi solennel : il y avait 200 à 300 personnes présentes, dont une partie des intervenants, pour la présentation des 14 projets.
La nôtre s’est très bien passée, une ONG s’est depuis montée au Chili. L’une des filles de notre groupe de travail, chilienne et juriste, y investit désormais 100% de son temps. Depuis que je suis rentrée en France, je m’y consacre pour ma part surtout pendant mon temps libre, le week-end.
On a aussi monté une ONG qui fait du monitoring de jeunes femmes à travers le monde.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Comment fait-on pour entrer à Singularity University ?

Ça va assez vite. J’ai rempli un dossier en ligne. Il faut fournir un CV, des lettres de recommandation, et montrer une certaine passion pour les technologies. Je pense qu’il est également bon d’indiquer qu’on a déjà été entrepreneur une fois dans sa vie.
Le coût de la formation est assez élevé, mais l’université donne des bourses, qui couvrent parfois intégralement le cursus. Ainsi, pas mal d’étudiants en provenance de pays en développement ont pu participer au programme. Singularity University est d’abord une fondation, son but est non lucratif.

Il y a eu 1.800 candidatures pour le programme que vous avez suivi l’an dernier. Pensez-vous que votre appartenance à Google France a joué un rôle dans votre sélection ?

Je ne sais pas. Peut-être. À l’époque, les gens de Google France ignorait l’existence de Singularity.
Les personnes sélectionnées venaient toutes d’horizons très divers : étudiants, entrepreneurs… Même si finalement, nous n’étions pas beaucoup à venir du business et de grands groupes comme Google.

Pensez-vous retourner à Singularity University dans un avenir proche, pour vous remettre à jour sur les dernières avancées technologiques ?

Il faut avoir à l’esprit que Singularity se veut être une formation sur la durée. C’est assez particulier : en France, on va à l’université et c’est terminé. Dans le domaine particulier des technologies, il y a bien sûr les cours en ligne du TED, mais rien de comparable à Singularity University. Là-bas, on reste en contact et les étudiants de l’année précédente sont souvent les intervenants du programme de l’été qui suit.
Personnellement, je pense retourner sur le campus l’été prochain, pendant une semaine. Je ne vais pas refaire la formation, je vais simplement aller à la rencontre des étudiants, des intervenants.

Les bannières de Singularity University

À quand la création d’une version française de SU ?

Je ne pense pas qu’il y aura une Singularity University en France, en tout cas pas sous la forme du programme d’été. Déjà parce que cette organisation est assez lourde en termes logistiques : il n’est pas évident de mobiliser un endroit pendant plus de deux mois. Par contre, je pense qu’il y a de forte chance que les Executive Programs soient lancés ici. Les membres de Singularity diffusent leurs idées en Europe : ainsi, le directeur de SU, Salim Ismail, intervient cette année à LeWeb.
Diffuser les informations, réfléchir aux questions posées par les technologies permettront certainement de réduire la peur qu’elles suscitent, c’est une bonne chose. Les choses évoluent en France, dans la santé par exemple.

Il est important que les gens se confrontent aux questions soulevées par les technologies. Il faut se préparer à vivre avec, en gérant au mieux les risques qu’elles comportent.

Que penser justement des réticences suscitées par les projets transhumanistes ?

Je ne suis pas une spécialiste, mais je pense que les gens ont peur du changement… de se voir remplacés par des robots. Mais ce n’est pas nouveau, chaque technologie a d’abord suscité une crainte. Là, c’est d’autant plus fort que cela touche l’humain.
Singularity University aborde ces problématiques : nous avons suivi des cours d’éthique. À chaque fois qu’une nouvelle technologie était évoquée, nous nous interrogions sur les impacts et les risques qu’elle soulevait.

Je comprends tout à fait cette peur, je ne suis pas du tout adepte moi-même du transhumanisme, mais il faut penser aux apports positifs des avancées technologiques, comme les nanobots qui seront capables de guérir des cellules cancéreuses. On ne peut pas dire non à ces choses là.

Retrouvez le blog d’Eugénie Rives, qui retrace son expérience à Singularity University.

Son témoignage également à retrouver sur Place de la Toile, l’émission de Xavier de la Porte sur France Culture.

À lire aussi sur le sujet : “Humain, trans-humain” ; “L’Homme “augmenté” selon Google…vers une transhumanité diminuée ?” ;

“Kyrou: face au dieu Google, préserver ‘l’imprévisible et des sources de poésie’”

Images CC Flickr david.orban

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Humain, trans-Humain http://owni.fr/2010/11/16/humain-trans-humain/ http://owni.fr/2010/11/16/humain-trans-humain/#comments Tue, 16 Nov 2010 07:38:38 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=35546 Bienvenue chez les “H+”. Signe qui ne renvoie pas ici au proton, même si la référence à la particule élémentaire est flagrante, mais à l’”Homme augmenté”. Au “transhumain”. Ou plus précisément, puisque rien n’est encore fait, à tous les artisans de ce mouvement, qui croient en l’avènement d’une humanité nouvelle aux alentours de 2029.

Non, ceci n’est pas une vaste blague ou un scénario de SF mal ficelé. Le transhumanisme est un courant de pensée très sérieux, qui rencontre un certain succès outre-Atlantique, en témoignent les nombreux succès de librairies, ou l’existence de H+ Magazine, consacrés exclusivement au sujet.

Pour ses partisans, l’Homme sera très bientôt capable de se transcender en une entité à la fois organique et mécanique, susceptible de pallier à toutes les tares de sa condition. Miracle qu’il devra aux technologies dont il sera truffé et qui lui permettront de passer haut la main le cap des 200 piges, sans souffrir des écueils du grand âge. Le basculement dans cette ère supérieure est appelé “Singularité”.

Au-delà de l’humain, c’est tout son écosystème que le transhumanisme croit pouvoir sauver. Ainsi, en parallèle des nano-bestioles qui assureront la maintenance de nos cellules, les sciences “émergentes” -biotechnologies, robotique, intelligence artificielle, génétique, informatique- apporteront des solutions aux problèmes d’énergie, de désertification ou d’accès à l’eau potable à travers le monde. La panacée, à base de micro-processeurs.

Énième lubie céphalo-centriste ?

Si ce mouvement sonne familier, renvoyant à une imagerie populaire luxuriante qui fait le grand écart entre Frankenstein et Total Recall, c’est tout simplement parce qu’il n’a rien de bien original. Jouer au Créateur en cherchant à prolonger son existence en un Homme nouveau, forcément meilleur, est  une histoire mille fois entendue: Fontaine de Jouvence, pierre philosophale and co… De même que la lubie céphalo-centriste qui croit pouvoir soigner tous les maux du monde avec son subtil intellect, ou bien encore favoriser l’émergence d’êtres fantastiques; les chimères faisant aussi partie des rêves qu’on imagine peuplés de licornes et de dragons, des transhumanistes.

Si la fixette est classique, elle diverge dans le cas qui nous intéresse sur un point crucial: son financement. Car les sommes investies dans le transhumanisme sont colossales, et, à l’inverse de celles des scénars de science-fiction, bien réelles. Loin de l’image du savant fou isolé dans une antre débordant de bechers et de bidules clignotants, la théorie de la Singularité compte parmi ses adeptes des entrepreneurs, des chercheurs, des mécènes aux porte-feuilles bien garnis; bref, ce qu’on appelle des personnalités influentes. Parmi lesquelles on retrouve les fondateurs d’un certain Google.

Bienvenue à la Singularity University

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Une salle de conférence plongée dans le noir, un auditoire attentif. Sur l’estrade, un homme lance “si j’étais étudiant, c’est là que je voudrais être”. Le programme d’été 2010 de la Singularity University vient de s’ouvrir et pour l’occasion, Larry Page salue comme il se doit ses participants.

Au cœur de la Silicon Valley, sur un campus de la Nasa, la Singularity University, ou plus sobrement “SU”, cherche à diffuser les idées du transhumanisme auprès des têtes bien faites de la planète. Mieux, et c’est tout l’intérêt, elle se présente comme un catalyseur de leurs projets.

Depuis sa création en 2009, elle propose à l’année plusieurs cours de 4 et 9 jours ainsi qu’un stage estival de dix semaines. Près de 80 places sont disponibles; étudiants, entrepreneurs ou simples curieux peuvent être sélectionnés, sous réserve néanmoins de pouvoir payer le prix fort. Pour dix semaines, compter 25 000 dollars. Pour 4 jours, 7500. Le tout pour une formation intensive avec certains des plus grands esprits de ce monde, comprenant Prix Nobel et chercheurs du MIT.

Eugénie Rives, une française inscrite l’été dernier, explique que l’un des objectifs de SU est de lancer des associations, des organisations non gouvernementales ou des entreprises, et ce dès la fin du programme. La Singularity University veut booster le processus de germination des idées, selon elle bien trop lent. C’est aussi en ce sens que l’un de ses cofondateurs Peter Diamandis lançait en 1995 la X-Prize Foundation. Cherchant à générer des “breakthroughs”, des avancées scientifiques radicales, l’institution lance des challenges à la communauté internationale, en promettant un incroyable pactole aux projets jugés les plus prometteurs.

A la Singularity University, le discours est le même: il faut combattre les ankyloses de la recherche traditionnelle. Pour ce faire, les différents intervenants font usage d’effets rhétoriques bien rodés: “l’avenir est entre vos mains, pas celles de vos enfants, les vôtres”, “il faut briser les règles”, “vous pouvez changer le monde”. Le tout, dans une ambiance de saine et fructueuse décontraction -certains n’hésitant pas à faire leurs cours bière vissée à la pince. De passage sur le campus en août dernier, Nicola Jones de Nature tire le portrait de l’université:

l’endroit ressemble au mélange d’un think tank, d’un camp d’aventure geek et d’un cocktail d’affaire

Non contents d’être mués par une coolitude qui donne envie de s’endetter à vie pour suivre ces cours, les partisans du transhumanisme sont également bien conscients de l’image d’illuminés qu’ils traînent comme un boulet. Dan Barry (voir vidéo ci-dessus), ancien astronaute de la Nasa, prévient ses étudiants:

Ce que vous devez faire, c’est étaler vos idées, même les plus folles, et faire face à des gens qui se moquent de vous, qui disent que c’est ridicule, que ça ne se fera pas, et qui ne vous donneront pas d’argent, et de continuer, continuer… jusqu’à ce que vous changiez le monde.

Kurzweil, génial visionnaire ou gourou mégalo ?

Si en Europe Google fait figure du plus célèbre adepte du transhumanisme, ayant contribué à la création de SU à hauteur de 250 000 dollars, c’est toute la Silicon Valley qui aimerait jouer à l’apprenti sorcier, avance Ashlee Vance dans un article du New York Times (traduit dans Courrier International). Aux côtés de la boîte de Mountain View, on retrouve dans les rangs des fondateurs et des soutiens de cette faculté très particulière, la X-Prize Foundation bien sûr, mais aussi Nokia ou la fondation américaine Kauffman, qui œuvre en faveur de l’innovation et de l’éducation à travers le monde.

Il y a un autre nom sur lequel on ne peut faire l’impasse dès qu’il est question de Singularité. Celui de Ray Kurzweil. Encore peu connu en Europe, Raymond “Ray” Kurzweil est incontournable aux États-Unis, où il est identifié comme l’un des hommes les plus brillants de son temps.

Qualifié de “génie hyperactif” par le Wall Street Journal, Kurzweil est à la fois Géo Trouvetou, entrepreneur millionnaire et auteur à succès. Inventeur de l’un des premiers synthétiseurs, ainsi que de systèmes de reconnaissance vocale, on raconte que le premier programme informatique du bonhomme, réalisé avant ses quinze ans, a été utilisé par IBM. Ses livres sur le transhumanisme ont rencontré un certain succès aux États-Unis, en particulier The Age of Spiritual Machines (1999) et The Singularity is Near (2005), classé dans la liste des best-sellers du New York Times.

Kurzweil, c’est l’Ozimandias d’Alan Moore: il détient tous les attributs pour prétendre au titre d’homme le plus intelligent de la planète.

Se plonger dans ses différentes prises de paroles consiste à entendre et réentendre ce même crédo Kurzweilien: la Singularité, ce moment où l’humain va basculer de façon irréversible dans sa nouvelle forme, est imminente en raison de la croissance exponentielle de la technologie. Et en particulier de l’informatique, qui influence l’ensemble des sciences. A grand renfort de courbes, qui attestent à la fois de l’accélération ultra-rapide de l’innovation et de la décroissance tout aussi fulgurante de son coût, Kurzweil explique: “le 21e siècle vivra un changement technologique presque mille fois supérieur aux inventions du siècle précédent.” Et de rajouter:

C’est précisément ce que veut dire être humain : c’est aller au-delà de ce que nous sommes.

Du coup, le savant prépare le jour de la fameuse transition. Il avale entre 180 et 210 pilules chaque jour, vitamines et compléments minéraux, pour la plupart produites dans l’une de ses firmes, Ray and Terry’s Longevity Products, qui vend des solutions permettant de “vivre assez longtemps pour pouvoir vivre éternellement”. Faire des vieux os, voilà l’un de ses objectifs suprêmes, sans oublier celui de faire revenir son père, mort d’une crise cardiaque à 58 ans, dans le monde des vivants. Pour y parvenir, il a stocké un  ensemble de documents et d’objets lui ayant appartenu, afin de reconstituer, en plus d’une enveloppe corporelle, une mémoire.

Avec toutes ces informations, je crois qu’une intelligence artificielle sera capable de créer quelqu’un qui ressemblera beaucoup à mon père.
Ray Kurzweil, Transcendent Man.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cette quête, Ray Kurzweil a décidé de la mettre en scène dans deux films, adaptés de ses livres. Transcendent Man est sorti en 2009 aux États-Unis; The Singularity is Near est en cours de bouclage. En sus de ses multiples talents, le créateur a coiffé pour l’occasion les casquettes de réalisateur, scénariste et acteur.

La bande-annonce de sa première réalisation montre un Kurzweil qui parcoure le monde pour prêcher la bonne parole, sachets de pilules en poche, et musique cosmique de Philip Glass en toile sonore. Sur un ciel étoilé digne de Rencontre du Troisième Type, s’affiche en lettres capitales:

La quête d’un homme pour révéler notre destinée. Transcendent Man.

Difficile de ne pas avoir quelques réserves face à l’attitude quasi-messianique du plus célèbre porte-parole du transhumanisme. L’homme a tôt fait d’être suspecté de délire mégalomaniaque et son discours n’est pas épargné par les critiques d’une partie de la communauté scientifique, dont certains transhumanistes. William S. Brainbridge, membre de la prestigieuse National Science Foundation, (organisme qui a notamment favorisé le développement d’Internet) doute par exemple du caractère exponentiel du progrès. D’autres contestent l’existence d’un lien systématique entre accroissement des connaissances et avancées scientifiques concrètes. D’autres encore s’inquiètent tout simplement des implications réelles de la Singularité.

Sur ce point, on aurait tort de prendre Kurzweil pour un optimiste forcené: il reconnaît que le transhumanisme comporte des risques. “Bien sûr, il y aura des épisodes douloureux”, concède-t-il avant de conclure “mais je suis persuadé que le bilan sera finalement positif”.

“Des épisodes douloureux”: combien la Singularité, si elle venait à se produire, coûtera-t-elle à l’humanité ? Et en particulier dans la phase transitoire qui l’accompagnerait et diviserait la Terre en deux castes: les H+… et les H-. Sans céder au luddisme et à une peur du changement primale, la question mérite d’être posée car pour le moment, la transhumanité semble surtout être l’affaire d’une poignée de puissants. Reste à espérer que leur philotrantropie et leur technologie soient à même de maîtriser ce qu’ils vont engendrer. Et qu’un projet aux intentions finalement louables ne soit pas, comme le redoute le journaliste britannique Andrew Orlowski, un écran de fumée au “fait de gens aisés qui construisent un radeau pour quitter le navire”.

Illustration de Une par Marion Kotlarski

CC FlickR: Bohman; tonechootero ; null0

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L’Homme “augmenté” selon Google http://owni.fr/2010/10/24/lhomme-augmente-selon-google-vers-une-transhumanite-diminuee/ http://owni.fr/2010/10/24/lhomme-augmente-selon-google-vers-une-transhumanite-diminuee/#comments Sun, 24 Oct 2010 13:10:22 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=31532

Ce que nous essayons de faire c’est de construire une humanité augmentée, nous construisons des machines pour aider les gens à faire mieux les choses qu’ils n’arrivent pas à faire bien…

On ne pourra pas dire que nous n’avons pas été prévenus. Mais, étrangement, cette déclaration programmatique d’Eric Schmidt est pratiquement passée inaperçue en dehors des cercles technophiles concernés.

Le PDG de Google a pourtant clairement annoncé la couleur fin septembre à la conférence TechCrunch de San Francisco : “La” Firme Internet ambitionne désormais de rendre son moteur de recherche suffisamment “autonome et intelligent” pour deviner nos désirs, faire de notre découverte du monde “un heureux hasard” calculé par les algorithmes sorciers concoctés par les cerveaux œuvrant au Googleplex de Mountain View.

Si l’on en croit Herr Doktor Schmidt, il viendra un jour où Google pensera le monde à notre place, nous proposant des suggestions avant même que nous ayons tapé la moindre recherche sur notre clavier AZERTY : “Je m’intéresse à l’histoire ? Je veux que mon smartphone me raconte l’histoire de l’endroit où je suis sans lui avoir demandé”, a expliqué le boss de Google pour illustrer son propos. Eric Schmidt nous annonce pour demain – cette décennie – un futur radieux où le divin moteur devinera dans nos pensées pour nous aider à vivre, travailler, nous éduquer, nous informer, aimer… où YouTube et Google TV vous proposeront à chaque instant des programmes taillés sur mesure en fonction de vos goûts, où Google News nous livrera en temps réel une actualité ciblée sur nos seuls centres d’intérêt, où nos voitures conduiront toutes seules guidées par Google Maps…Blablabla.

C’était de la science-fiction il y a dix ans, mais aujourd’hui c’est déjà demain : Google est DÉJÀ un véritable prolongement de nous-mêmes, une extension, un pseudopode numérique de notre cortex. Google est dans votre tête, vous connaît mieux que quiconque à force d’enregistrer vos moindres faits et gestes sur le web. Avez-vous déjà essayé de vivre sans Google ? Dans notre société de l’hyperinformation cela revient à vivre sans Internet, à courir le 100 mètres avec une jambe en moins…

«le troisième hémisphère de notre cerveau »

Vous ne pourrez plus vous passer de Google, sauf à être un homme “diminué”. C’est en tout cas le projet assumé des dirigeants de “La” Firme. Sergei Brin, le fondateur de Google, a récemment dit qu’il voulait faire de sa création «le troisième hémisphère de notre cerveau ».

Eric Schmidt a multiplié les déclarations provocatrices en ce sens à l’IFA, la grand messe païenne de l’électronique qui s’est tenue début septembre à Berlin :

Nous pouvons vous suggérer quoi faire après, ce qui vous intéresse. Imaginez : nous savons où vous êtes, nous savons ce que vous aimez. »« Non seulement vous ne serez plus jamais seul, mais en plus vous ne vous ennuierez jamais ! Nous vous suggèrerons ce que vous devriez regarder, parce qu’on sait ce qui vous intéresse. » « Un futur très proche dans lequel vous n’oublierez rien, parce que les ordinateurs se souviennent. Vous ne serez jamais perdu.

Achtung encore un qui a trop lu Orwell… Souvenez-vous 1984 : “Big Brother vous regarde. Vous ne possédez rien, en dehors des quelques centimètres de votre crâne”, “La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force”, “Le crime de penser n’entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort”, etc. Surtout ne pensez plus par vous-même, Google va vous aider…C’est sérieux ? Oui et Non. Encore une manière irresponsable de se faire de l’argent en jouant avec nos fantasmes les plus secrets. Consommer, être sexy, baiser, ne pas mourir…

TF1 peut aller se rhabiller avec son “temps de cerveau disponible”. La télévision nous conçoit comme des récepteurs passifs avalant de la sous-culture et de la publicité comme des oies que l’on gave en batterie ? Google va beaucoup, beaucoup, plus loin : jusqu’à “l’inception”, la suggestion de l’Idée dans nos têtes avant même que nous y ayons pensé, comme dans ce mauvais film de SF récemment sorti sur les écrans. “Nous voulons organiser l’océan d’information disponible sur le web pour le bien de l’humanité”, martèlent les Gentils Leaders de la planète Google depuis dix ans. OK mais pour quoi faire ? Pour nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin, une orgie de gadgets high-tech, de voyages de rêve, de malbouffe, de crédits immobiliers, de “bons plans”, de low-cost qui s’affichent sur les liens sponsorisés AdWords à chacune de nos requêtes.

Quel est le but ?

Google veut nous aider à “augmenter nos capacités” mais bordel à quoi cela rime au juste ?

La question dépasse de loin la seule problématique habituelle de l’hyper-monopole de La Firme et du flicage constant auquel nous sommes soumis sur Internet. Elle est d’ordre philosophique et politique. Car de “l’humanité augmentée” à la “transhumanité”, il n’y a qu’un pas qui risque de passer par “L’homme nouveau”… Cet être supérieur dont rêvaient ceux qui voulaient construire “un Reich pour mille ans”. L’élimination eugéniste des inadaptés par “le triomphe de la volonté”.

Aujourd’hui nous voulons TOUS améliorer nos PERFORMANCES, être riches, beaux, célèbres, éternellement jeunes, liftés, botoxés, retouchés à Photoshop, bronzés aux UV, greffés, stimulés cardiaquement, transfusés, chimiothérapiés jusqu’au stade terminal pour ne pas mourir, NE PAS ÊTRE UN LOOSER. Dans ce programme messianique, celui de Google, celui de l’individualisme narcissique forcené, celui du libéralisme sauvage, du turbo-capitalisme dans sa phase d’accélération technoïde, il y a la fausse promesse de l’Éternité commune à tous les marchands de religion, de totalitarisme idéologique. Il n’y a plus de place pour les pauvres, pour les faibles, les inadaptés… Regardez dans le métro, dans les rues, ils crèvent sous nos yeux comme au moyen-âge, l’idéologie du PROGRÈS transhumaniste en plus.

Cette idéologie est déjà là, en nous, tout comme Google qui n’en est que le miroir. Une entreprise comme les autres, plus puissantes que les autres sans autre projet que le profit, sous ses dehors coooolissime : “Nothing Personnal, Just Business”. OK.

Une idéologie sous-jacente dangereuse

L’idéologie sous-jacente est bien plus dangereuse que son expression économique et technologique. Faisons comme Houellebecq, servons nous de Wikipedia pour un joli copié-collé instructif :

Le transhumanisme est un un mouvement culturel et intellectuel prônant l’usage des sciences et des techniques afin de développer les capacités physiques et mentales des êtres humains. Le transhumanisme considère certains aspects de la condition humaine tels que le handicap, la souffrance, la maladie, le vieillissement ou la mort subie comme inutiles et indésirables. Dans cette optique, les penseurs transhumanistes comptent sur les biotechnologies et et sur d’autres techniques émergentes…

Exactement, Le Meilleur des Mondes selon Aldous Huxley avec ses citoyens Alpha, Bêta, Gamma, Delta que nous avons lu quand nous étions petits (n’est-ce pas Olivier)…

Pour en savoir plus sur la transhumanité, voir cette vidéo allumée (in english sorry), je survole, j’y reviendrai :

J’aime Google, Google m’est indispensable, je serai perdu sans Google… et je ne pense pas que Google ait formé consciemment le projet de nous asservir. Ils font juste du BUSINESS TOTAL comme on fait la guerre totale, ils ambitionnent seulement de dominer le marché de 6 milliards d’humains que nous sommes. Tout comme Microsoft, Apple et tant d’autres. Mais ils participent au PROJET transhumaniste : l’immortalité, devenir des dieux vivants. Une nouvelle religion conceptualisée par le bon docteur Max More et son “Extropianisme” :

Nous mettons en question le caractère inévitable du vieillissement de la mort, nous cherchons à améliorer progressivement nos capacités intellectuelles et physiques, et à nous développer émotionnellement. Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous défendons l’usage de la science pour accélérer notre passage d’une condition humaine à une condition transhumaine, ou posthumaine. Comme l’a dit le physicien Freeman Dyson, ‘l’humanité me semble un magnifique commencement, mais pas le dernier mot.

(Introduction à Principes extropiens 3.0).

Transformation de soi à coup d’implants, de bodybuilding, de chirurgie esthétique, de Viagra, et bientôt de puces électroniques transcutanées, de connexions neuronales directes avec le RÉSEAU comme dans un foutu film de Cronenberg. Wow tout un programme !

Celui de Google sans y penser. Certainement pas le mien. Je suis un humain, pas un post-humain, ni un transhumain. Je fume (un peu), je bois (un peu), je vis, j’aime, trop vite, trop fort comme beaucoup d’entre nous. Life is good. Mais comme vous, je vais mourir un jour et Google n’y pourra rien…

Billet initialement publié et commenté sur Mon écran radar

Images CC Flickr Bistrosavage et s^n+ºrrºs+rº

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Serge Soudoplatoff: ||”Internet, c’est assez rigolo” http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/ http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/#comments Tue, 06 Jul 2010 14:25:25 +0000 Guillaume Ledit http://owni.fr/?p=19564
Depuis plus d’un quart de siècle, soit à peu près l’âge moyen de l’équipe éditoriale d’OWNI, Serge Soudoplatoff se consacre à Internet avec un amour débordant. Il le dit clairement sur son blog, avec l’enthousiasme franc, presque naïf, d’un early-adopter jamais déçu (?): La rupture Internet, sous-titré “la passion de Serge Soudoplatoff pour Internet“. Alors que les membres de la soucoupe jouaient encore aux LEGO, ce chercheur en informatique au centre de recherche d’IBM découvrait avec délice Internet. C’était en 1984, exactement.

Après un passage à l’Institut Géographique National (IGN), il devient directeur du centre de recherche en informatique chez Cap Gemini Innovation puis entre à la direction de l’innovation de France Telecom. Il est aujourd’hui à la tête de sa propre société, Hyperdoxe, qui fait du conseil en stratégie informatique.

Bref, un ponte cool, du genre à ponctuer ses mails par un smiley. Animé par une véritable passion pour les mondes virtuels et les serious game, il fait œuvre de pédagogie tant dans des articles approfondis que dans les cours qu’il assure à l’Hetic. Il prépare en ce moment la suite de son premier livre, Avec Internet, où allons nous?. Comme la question nous intéresse aussi, nous nous sommes connectés à Skype et avons échangé avec Serge Soudoplatoff.


OWNI: Au moment où vous découvrez Internet, on vous prend pour un fou ?

Serge Soudoplatoff: Fou, je ne dirais pas, les gens avaient plutôt l’impression que l’on se faisait plaisir. En 1984 très peu de gens parlait d’Internet. Moi je j’utilisais, je trouvais ça intéressant. On s’en servait et on trouvait ça assez rigolo en fait. Personne ne voyait vers où les usages se dirigeaient. Il fallait être assez visionnaire à cette époque pour voir ce qu’on pouvait en faire.

Les échanges avaient lieu uniquement parmi les membres de la communauté scientifique?

Il faut rappeler que dans les années 1980, seuls les centres de recherche étaient connectés. Le grand apport du Livre blanc d’Al Gore, publié en 1991, est d’avoir levé la contrainte d’un Internet réservé aux centres de recherche.

Internet s’est en effet développé au sein de communautés de chercheurs.

Maintenant, quand on browse le web sur l’histoire d’Internet, on trouve des chercheurs qui disaient dans les années 1960: “ça ne sert à rien de faire communiquer nos ordinateurs”. L’esprit visionnaire n’est absolument pas lié au fait qu’on soit un chercheur.

Spécimen préhistorique d'ordinateur personnel

La transition vers le paysage que l’on connaît actuellement s’est-elle faite par l’intermédiaire de ces mêmes passionnés?

Pour moi, ce qui fait qu’Internet prend un autre essor c’est la combinaison de deux éléments: l’invention du web par Tim Berners-Lee, (qui pour moi est une régression), et le fait que derrière Al Gore il y ait le capital-risque américain.

Au début des années 1990, c’est la déprime dans la Silicon Valley. Il n’y a plus la puce pour assurer des leviers de croissance extraordinaires. Tout le secteur de l’informatique au sens traditionnel du terme est déjà verrouillé.

Les Venture capital se posent la question de savoir où placer leur argent pour bénéficier des mêmes effets de levier. Arrive Internet et tout le travail qu’a fait Al Gore pour le libéraliser et investir en masse.

Fin des années 1990, ça allait jusqu’à 25 milliards de dollars par trimestre d’investis dans le high-tech. Aujourd’hui, on arrive à la même somme sur un an.

Internet est donc fondamentalement libéral au sens économique du terme ? Sans le libéralisme, Internet n’existerait pas ?

Sans le venture-capital. J’ai horreur des termes comme libéral ou libéralisme parce qu’on y met tout et n’importe quoi.

On peut revenir sur le fait que vous considériez l’apport de Tim Berners Lee comme une régession ?

Si vous voulez, le premier Internet est en p2p. C’est à dire en clair: mon ordinateur est connecté à ton ordinateur, mon adresse IP connaît ton adresse IP, et je peux aller chez toi comme toi tu peux aller chez moi.

Qu’est-ce que l’invention du web? C’est le retour vers une architecture client-serveur.

Le retour vers le modèle de la télé où au lieu d’accéder à l’ordinateur de quelqu’un d’autre, j’accède à du contenu. C’est une régression sur le plan philosophique. Ceci dit, je pense qu’il fallait passer par cette étape.

Pour moi, ce qu’on appelle le web2.0, c’est remettre du p2p dans le cadre d’une architecture client-serveur. D’ailleurs, les seuls logiciels qui sont vraiment dans la philosophie du début d’Internet c’est tous ceux qu’on veut empêcher: E-mule, Napster etc…

Il n’y a pas que moi qui le dit, les historiens de l’Internet vous diront la même chose. Régression est peut-être un terme un peu fort mais c’est vrai que d’un seul coup on revient vers le modèle de la télé…

Ici commence l'Interouèbe

En parallèle en France, le minitel a déjà bien décollé. Qu’est ce qu’on peut dire de cette exception française?

Alors d’abord, cela a commencé avec les BBS ((le Bulletin Board System est un serveur équipé d’un logiciel offrant des services d’échange de messages, de stockage et d’échange de fichiers via un ou plusieurs modems reliés à des lignes téléphoniques)) Si vous voulez regardez l’équivalent du minitel aux États-Unis ce sont les Bulletin Board Systems.

A quel moment, en tant qu’observateur privilégié, avez-vous senti qu’un des deux allait écraser l’autre?

Ce qui apparaissait de manière très évidente, c’est que le problème numéro 1 du minitel c’était son modèle économique.

Ce qui fait le succès d’un service n’est pas tant sa qualité  que son modèle économique.

Or, le modèle économique d’un paiement à la durée est un modèle qui in fine reste un frein pour le développement des usages.

Ceci dit, on peut analyser le gratuit sur Internet comme étant une guerre Yahoo contre AOL. Si on fait l’histoire du développement des BBS aux États-Unis, il faut savoir que l’appel local est gratuit, dans un cadre forfaitaire. Donc un BBS c’était un ordinateur-serveur sur lequel tout le monde se connectait. On y trouvait du chat, de l’e-mail et un peu de contenu: tout les services dits “de base”. Le seul problème c’est que quand j’étais à San Francisco je pouvais pas aller sur un BBS à Los Angeles, encore moins à New-York.

Qu’ont fait Compuserve et AOL? Grosso modo ils ont doublé les opérateurs de télécom: ils ont fait leurs propres tuyaux, et ont développé des Point of Presence (Un POP est une interface réseau (les fameux POP) . Du coup, tout le monde se connectait localement à un BBS mais avec des réplications de base de données. C’était finalement une manière de doubler les opérateurs de télécoms. Et comme ils voulaient pas faire payer à la durée, ils faisaient des abonnements sur la data.

Ensuite arrive Yahoo. Et que fait Yahoo dans les années 1990? Il fait la même chose mais en gratuit. La guerre du contenu gratuit s’est fait uniquement pour détrôner AOL et Compuserve. AOL a résisté, pas terriblement, et Compuserve est mort.

"Les gens n'ont pas de carte d'Internet. Ils cherchent. Faites en sorte qu'ils vous trouvent"

En tant qu’ancien membre de l’IGN, que pensez-vous du mouvement de spatialisation de la pensée auquel on assiste?

Ce que je peux dire, c’est que plein de gens ne savent pas lire les cartes. Quand je fais des conférences, j’emmène les gens dans le web, et je leur explique que pour moi, le véritable paradigme est que je les emmène sur une terra incognita. De moins en moins tout de même, mais l’idée est qu’on arrive sur une île où les gens parlent un autre langage etc.

Pierre Lévy et Michel Serres ont écrit des choses beaucoup plus approfondies que moi sur ces questions. C’est très intéressant sur le plan didactique. Ceci dit, beaucoup de gens ne sont pas du tout à l’aise avec la représentation cartographique. Dès fois, il faut savoir ne pas les utiliser.

Pour revenir sur cette idée de terra incognita, pensez-vous qu’on en soit encore là avec les développements récents des usages et pratiques de l’Internet?

Il existe encore évidemment plein de terra incognitas à découvrir. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’on est bien loin des années 1990 où quand je faisais venir les gens chez moi pour qu’ils découvrent Internet, ils se trouvaient face à une véritable terra incognita. Ils découvraient les premiers ports. Altavista démarrait tout juste. Rien que ça pour les gens c’était fascinant. J’avais une copine colombienne qui découvrait qu’elle pouvait lire les nouvelles de son pays depuis chez moi: elle était ébahie.

Quand je montrais aux gens les newsgroups, je peux vous assurer que les IRC étaient des trucs que l’on montrait à peu de gens. Le langage était hermétique, personne ne comprenait.

On se plaint du langage SMS mais allez voir ce que c’est qu’un langage de geeks dans un forum IRC du début d’Internet

Aujourd’hui, je rencontre rarement quelqu’un qui n’a jamais été dans Internet. Les gens ont a minima un e-mail et ils ont surfé sur Google.

Les gros continents inconnus du moment, c’est quoi?

Par définition, je ne les connais pas (rires). C’est marrant parce que j’ai rarement vu les choses se faire comme les gens le prévoyaient.

Avant Twitter, on parlait très peu de web temps réel finalement. Tout le monde parlait de web sémantique.

Moi, je parle beaucoup de web virtuel, et puis c’est Twitter qui nous est tombé sur le coin de la figure.

Je pense que d’un côté, on observe tout le phénomène de débordement d’Internet dans les activités au quotidien: c’est santé 2.0, gouvernement 2.0 etc. D’un autre côté il y a toutes les choses auxquelles on ne songe pas souvent et qui ne sont pas forcément technologique: une des grandes terra incognita, c’est le local. Je n’ai aucun problème pour savoir ce qu’il se passe dans l’ambassade américaine à Téhéran. En revanche, on est dimanche, il est 19h55, je n’ai pas de pain, j’ai trois boulangeries en bas de chez moi qui ferment à 20h00 et je n’ai pas le temps d’aller les faire toutes les trois. Je veux savoir laquelle des trois a du pain: je n’ai pas ça sur Internet.

L’hyperlocal commence pourtant à émerger avec Foursquare ou dans le domaine de l’information…

Oui, ça commence, et il va y avoir une guerre sanglante entre Google et Pages Jaunes là dessus. Contrairement à ce qu’on pense, Pages Jaunes va dans le bon sens.

Vous décrivez Internet comme un mode de gouvernance en réseau et sans chef. Peut-on dire que cette vision est encore utopiste? Vous considérez-vous vous-même comme un utopiste?

Attendez, ce n’est pas une vision utopiste, c’est un constat que je fais: Internet s’est fait dans un mode de gouvernance anti-pyramidale. Je vous conseille de lire le livre Et Dieu créa l’Internet où il est bien dit que on regardait ce que faisaient les opérateurs de télécoms et on faisait exactement l’inverse.

La gouvernance de l’Internet telle qu’elle est aujourd’hui est très pratique.

On ne propose pas une norme si on ne propose pas un bout de code pour implémenter cette norme. Autant dire qu’on est loin de la logique “maîtrise d’ouvrage-maîtrise d’œuvre”. Internet est pragmatique.

Les forums, qui apparaissent maintenant un peu old-school, restent pour vous la quintessence du web?

Franchement, j’ai pas trouvé mieux pour illustrer le web2.0 que les forums de discussions.

C’est l’un des rares endroit où je vois s’échanger beaucoup de choses du quotidien qui débloquent énormément de situations.

Je ne parle pas des forums politiques par exemple qui sont bourrés de trolls, mais je parle des forums pratico-pratiques. Je parle des forums de bricolage, de matériel informatique. Mon chouchou c’est celui des enseignants du primaire: 89 000 profs qui se sont échangés 4,5 millions de messages. Je parle d’un autre de mes chouchous qui est le forum des gens qui ont des problèmes de thyroïde, bourré à la fois d’empathie et de sérieux.

Dedans, j’y vois du sens et de la richesse, ce que je n’observe pas dans Facebook, ou Linkedin.

Je n’ai pas trouvé plus bel endroit d’expression de l’échange horizontal des gens que les forums de discussions.

Ils sont bien installés et continue de croître et d’embellir. Doctissimo, le numéro un en France, c’est quand même un nouveau membre par minute, et c’est 2,5 à 3 millions de nouveaux messages par mois. A tel point que la ministre de la Santé veut faire un portail santé en s’en inspirant.

Vous dites également qu’Internet n’a rien inventé et qu’il a permis à des formes sociales qui préexistaient de se développer. Il permet également d’en redécouvrir?

Oui évidemment. La mutualisation en est un très bel exemple. Je suis beaucoup les sites de prêts en social-lending aux États-Unis. Ça se fait dans le monde entier sauf en France: merci à la règlementation bancaire qui empêche l’innovation, mais c’est comme ça.

Prosper, Circle Landing, PPDI en Chine: tous ces sites qui permettent aux particuliers de se prêter entre eux sont finalement une redécouverte de la tontine. C’est la tontine à la sauce Internet. On est proche du modèle de microcrédit développé par Mohammad Yunus.

Dans moins de dans ans, on aura aux Etats-Unis des sites de santé en p2p.

Moi je rigole parce qu’un site de santé en p2p c’est une mutuelle. Aujourd’hui, l’outil est là, je suis sûr qu’on va revenir à l’esprit mutualiste. On y est déjà.

Comment jugez-vous la Hadopi, la Loppsi, toutes ces lois qui tentent de restreindre la libertés des internautes?

J’essaye d’éviter de faire des comparaisons politiques de restriction de libertés. J’ai fait l’objet d’un débat récemment dans VoxPop avec Patrick Eudeline, qui est un musicien pro-Hadopi et très anti-Internet. C’était à mourir de rire. Il dit qu’Internet a tué la musique. Je trouve que pour tuer la musique, il faut y mettre le paquet et que Internet ne suffit pas.

Ce n’est pas le côté politique qui m’intéresse. Oui, il y a toujours eu des gouvernements qui ont voulu contrôler, d’autres qui ont plus laissé faire: ça, c’est la vie.

En revanche, là où Hadopi m’a gêné c’est par le fait que ça renforçait une ancienne forme et ça n’aidait pas à innover, à promouvoir une nouvelle forme. Grosso modo, si au lieu de se battre pour revenir à avant, les majors se disaient: “le monde évolue”, et se mettait à racheter des sites commes Sellaband, comme Mymajor etc… Si elles se mettaient en mode 2.0, là ce serait innovant.

C’est comme le social lending: circle lending qui était le numéro trois aux Etats-Unis a été racheté par Virgin et est devenu Virgin Money. Moi, ce que je trouve dommage avec des lois comme Hadopi c’est que finalement, ça empêche d’innover. On ne peut pas s’élever contre une loi qui est faite pour contrôler quelque chose de considéré comme hors-la-loi. C’est dommage.

On aurait mieux fait de faire coller la loi aux usages plutôt que de renforcer une loi du passé.

Sur les questions de privations de liberté, je laisse les autres le faire, la Quadrature s’en charge très bien. Mon débat se situe sur le plan de savoir comment un pays innove et se transforme.

Dans le cadre de votre activité de conseil, êtes-vous confronté aux difficultés des entreprises à passer au mode de communication horizontale qu’implique Internet? Et comment les aidez-vous à changer de paradigme?

C’est pas facile de changer de paradigme. Je cite toujours le cas “Lippi” que vous trouverez sur mon blog et celui de Billaut.

C’est une entreprise de gréage industriel de 300 personnes qui a fait la totale. La totale est un triptyque “structure-outil-comportements”. D’abord, Lippi forme les gens aux technologies du numérique (comportement). Ensuite, Lippi change sa structure, change entre autres le rôle du middle management et enfin, l’entreprise utilise les moyens modernes en interne: Twitter est la colonne informationnelle de l’entreprise. Quand on est 300 c’est déjà pas facile, à 30 000 c’est encore plus difficile.

De toutes façons, on sera obligés d’y passer puisque les clients, eux, sont déjà en mode réseau. Les jeunes collaborateurs qui arrivent aujourd’hui n’ont pas du tout la même culture, et les autres collaborateurs commencent à être gêné au quotidien.

Au quotidien aujourd’hui, on se doit d’être sur les réseaux sociaux, on se doit d’être sur YouTube

Quand on est dans des entreprise où tout cela est bloqué on arrive à un moment où finalement vous pouvez plus bosser efficacement. Il va donc bien falloir que ça change puisque c’est une bête question d’efficacité.

Cette analyse là peut-elle s’appliquer aux gouvernements et aux institutions? Le problème est-il franco-français?

Encore une fois, on va être obligé d’y passer, il n’y a pas le choix. C’est comme tout Internet, c’est anglo-saxon, c’est la culture communautaire. Cette culture est très peu développée en France, où plutôt seulement dans certaines zones.

On est pris dans un mouvement, on va être obligé d’y aller. Il faudrait que ça se fasse dans la souplesse, pas dans la tension.

Lors de votre intervention aux Ernest, vous avez résumer le dilemme ainsi mais sans y répondre me semble-t-il : face à la rupture Internet, est-ce qu’on se comportera comme des Egyptiens ou comme des Grecs? Dans votre conférence, on vous sent optimiste: l’êtes-vous vraiment?

Moi je dis aux gens: “c’est à vous de choisir”. Alors évidemment, comme je dis aux gens que les Egyptiens se sont effondrés et que les Grecs ont embellis et prospéré c’est dur. Je vais vous dire pourquoi je fais ça: à chaque fois que j’ai des gens qui sont réticents, qui me disent que tout ce que je dis c’est des bêtises, que le monde ne va pas évoluer comme ça, ma réponse c’est : “est-ce que t’es pas en train de nous la faire à l’égyptienne?”.

Je crois que c’est un choix individuel de toutes façons. La chance qu’on a aujourd’hui c’est que si on ne se sent pas bien en France, on peut aller ailleurs.

En même temps, Internet est une construction mondiale, il y a des normes internationales qui ne dépendent pas uniquement de chaque internaute.

Je vous rappelle que chaque internaute peut contribuer à l’IETF, l’Internet Engeneering Taskforce, qui est l’organisation qui fait le moteur d’Internet, qui fait les normes technologiques. Je vous rappelle qu’elle n’a pas d’existence juridique, et qu’elle se définit comme un ensemble flou qui réunit des gens passionnés par le sujet de faire évoluer la technologie Internet. Le tao de l’IETF c’est “nous rejetons les présidents et le vote, nos croyons au consensus grossier et au bout de code qui marche”.

Quels sont à votre avis les avantages et les risques pour un gouvernement à libérer ses données, de permettre à tout un chacun de les manipuler?

On peut raisonner entreprise: l’avantage c’est que d’un seul coup, tout doit mieux marcher… en théorie. Data.gov, c’est open311.org. C’est une ville qui ouvre ses API et laisse faire les programmeurs en acceptant de jouer le jeu.

Je suis une entreprise ou un gouvernement, d’un seul coup, le monde devient extrêmement complexe avec plein d’interactions. Comment je peux gérer cette complexité? En travaillant avec les gens. Contrairement à ce que pense beaucoup de gens, le crowdsourcing, c’est très bien. On dit, et qu’est ce que c’est franchouillard, que c’est faire travailler les gens sans faire payer. Je ne suis pas d’accord.

Il n’y a que la communauté qui peut gérer un bien commun.

Le premier gain qu’aurait un gouvernement à faire de l’opendata c’est de l’efficacité dans la gestion des choses au quotidien. Contrairement à ce qu’on pense, c’est pas les grandes idées qui font bouger les choses. La vérité, c’est “est-ce qu’on mon maire entretient et développe bien ma ville?”. Je vote pour celui qui est efficace, qu’il soit de droite ou de gauche.

L’opendata est avant tout une question d’efficacité.

N’y a-t-il pas un risque qu’il y ait trop de données, et qu’on arrive plus à en faire émerger du sens?

C’est l’effet longue-traîne. Vous raisonnez comme si il n’y avait qu’un seul point d’entrée . Tout le monde n’a pas besoin d’accéder à toute les données. Mais il faut le maximum de données, pour que chacun puisse les utiliser en fonction de ses centres d’intérêt.

L’opendata, c’est pas seulement ouvrir ses données, mais c’est ouvrir ses API

Autrement dit, j’accepte de faire un système d’information qui n’est pas fini et je laisse la communauté finir mon système d’information. Vous allez sur AirParif, vous pouvez télécharger les données, mais pas rentrer dans les API Airparif. J’aimerais que les programmeurs puissent attaquer les API d’Airparif.

En revanche, il faut effectivement une couche de la communauté entre les gens et les données. On ne peut pas mettre brutalement les gens en face des données. Le génie d’opendata et d’open311 c’est de mettre une couche entre les deux.

Je ne crois pas au marketing one to one, je ne crois pas au marketing de masse, je crois au cosdesign. Mais pas avec n’importe qui, avec des passionnés. Ce sont eux qui feront le relais entre les données, les gens et les usages.

Crédits photos CC FlickR: mikeleeorg, impresa.mccabe, FindYourSearch, codiceinternet, victornuno, bionicteaching.

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