OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Interro surprise sur vos portables http://owni.fr/2012/02/14/education-interro-surprise-sur-vos-portables/ http://owni.fr/2012/02/14/education-interro-surprise-sur-vos-portables/#comments Tue, 14 Feb 2012 17:44:41 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=97830

L’école se “technologise”. Les TIC (technologies de l’Information et de la Communication) sont partout, leurs avancées abondamment relayées dans les médias –et abondamment commentées par les internautes.
Or les commentaires, souvent négatifs, des lecteurs (et parfois même des éducateurs) dénotent une vaste incompréhension des enjeux éducatifs des nouvelles technologies.

Le problème réside sans doute et avant tout dans le terme “TIC”, un collectif  proche de l’Inventaire à la Prévert :

Ordinateur  ou Tableau Blanc Interactif (TBI) ? TBI ou tablette numérique ? Ordinateur ou téléphone portable ?

Ainsi énoncés pêle-mêle, la spécificité pédagogique de chacun de ces outils technologiques est occultée. C’est pourtant là que se joue leur pertinence éducative.
Si, comme l’a dit Marshall Mcluhan, “le médium est le message“, quels messages pédagogiques véhicule le choix d’un médium plutôt que d’un autre ?

Individuel ou centralisé ?

Ce qui sépare le tableau blanc interactif des autres outils (ordinateur, tablette ou téléphone), c’est l’individualisation.

Une pédagogie qui s’appuie sur le Tableau Blanc Interactif tend à être centrée sur la tâche : cela convient à la résolution (plus ou moins standard) d’exercices, à l’enseignement frontal (l’enseignant expose une connaissance, un concept, face à la classe). La pédagogie mise en œuvre via le TBI reste une pédagogie “classique”.  Le médium change, le message reste le même.
Par contraste, les autres technologies, de par leur caractère individuel, mettent l’accent sur une pédagogie centrée sur l’élève : il ou elle crée, recherche, et au besoin synthétise ; expose ; diffuse ; partage.

Sédentaire ou nomade ?

A l’opposé de la technologie sédentaire du type TBI ou ordinateur fixe (et à plus forte raison “la salle d’ordinateurs”), les appareils nomades tels les tablettes numériques, MP3, appareils photo digitaux et autres, permettent d’expérimenter dans le monde extérieur et d’ancrer les apprentissages scolaires dans d’autres lieux que celui de la classe. Un exemple pris parmi d’autres : dans le projet Les arbres de mon parc, les élèves se sont servis de GPS et d’appareils numériques synchronisés entre eux pour créer et annoter une carte Google de leur parc ; ils y décrivent la flore de façon détaillée.

Cet exercice était à l’origine un travail de français ; ainsi traité avec les outils numériques, il devient un projet qui induit la maîtrise de plusieurs technologies mobiles et applications. La littératie médiatique s’incarne.

Matériel scolaire ou  appareils numériques personnels ?

C’est une des tendances majeures qui se dessinent  pour 2012 : BYOD (Bring Your Own Devices), ou AVAN (Apportez Vos Appareils Numériques,  traduction opportune et positive de Jean-Marie Gilliot ) tire parti de tous les appareils numériques des élèves en mettant à profit leur apport éducatif dans la classe. Les avantages sont divers, depuis le coût zéro pour l’école jusqu’à la familiarité de l’apprenant/e avec cette technologie ; la prise en main de l’appareil est instantanée : pas besoin d’apprendre à utiliser son MP3, son téléphone portable, sa tablette numérique… Par contre, l’utiliser dans le cadre de la classe permettra à l’apprenant(e) de découvrir de nouvelles façons d’acquérir des connaissances via des appareils numériques déjà en sa possession.

Les enseignants qui franchissent le pas et vont de l’AVAN(t) contribuent à recadrer le débat des appareils personnels à l’école : plutôt que de les combattre parce qu’ils (perturbent le cours / pourraient être la source d’intimidation entre élèves / permettent de filmer le prof à son insu / etc.), ils font confiance  à l’élève et valorisent un outil que celui-ci aime – dans un contexte éducatif.

Certes les différences de moyens entre élèves se feront sentir, mais plutôt que de tirer un trait sur cette immense ressource par souci égalitaire, soucions-nous d’équité et voyons comment aider les plus démunis à s’équiper –comme cela se fait pour les livres et fournitures scolaires.

Au delà du hardware : le software

Tout comme le choix d’une technologie, celui d’une application vient avec sa dimension idéologique. Quel type d’apprentissage l’enseignant souhaite-il mettre en œuvre dans sa classe ?

Il existe de plus en plus de matériel didactique fait sur-mesure pour les écoles. Cours en ligne , tutoriels, jeux sérieux, ces applications répondent à des contenus scolaires précis.

Il existe également  de nombreux logiciels, applications, ou sites non spécifiques à l’éducation, mais qui peuvent être mis à profit par l’école. Par exemple, le très populaire jeu Minecraft (sorte de Légos virtuels) est à présent exploité en milieu scolaire, au point que deux enseignants en ont créé une version (“mod”) éducative. En mode créatif, ce monde virtuel est également exploité comme laboratoire d’expérimentation de physique ou électriques (réalisation de circuits avec le “red stone”). Le jeu Sims ou le monde virtuel Second Life sont aussi activement exploités par certains éducateurs.

Là encore, l’énorme avantage pour l’école est, comme pour la posture AVAN, que le coût financier de l’exploitation de ces environnements est quasi nul ; et que les jeunes connaissent vraisemblablement ces jeux, ce qui facilitera et accélèrera leur prise en main dans un contexte éducatif. Il est à noter que certains jeux sérieux exploitent intelligemment cela en répliquant les environnements de jeux connus pour habiller du contenu scolaire ; témoin ce Baroque Baroque Revolution qui vous fait découvrir la musique baroque selon le modèle de Guitar Hero, et vous la fait même  danser à la manière de Dance Dance Revolution.

Quid des médias sociaux ?

En plus des jeux, l’enseignant dispose  de l’immense panoplie des médias sociaux et plateformes 2.0 telles Twitter, Facebook, Google Docs et Maps, Diigo, Pearltree, …-pour peu que les se(r)vices techniques de son école lui en permettent l’accès.

Car scolairement comme médiatiquement parlant, nous sommes là en terrain miné : le fait d’utiliser les médias sociaux en classe est immanquablement sujet à controverse ; pensée indigente pour les 140 caractères de Twitter, démagogie pour Facebook, et bien sûr risque immanent de contenus et comportements inappropriés en ligne -les poncifs ne manquent pas. Pourtant chaque média social mériterait qu’on s’y arrête -et c’est ce que font les enseignants innovants :  ils/elles considèrent les spécificités de l’environnement qu’il met à la disposition des apprenant(e)s, et sélectionne celui (ou ceux) qui leur permet de servir au mieux les concepts à transmettre.

Tous les médias sociaux ont un point commun, qui est également  leur immense avantage par rapport à des contenus spécifiquement scolaires : ils permettent à l’apprenant de construire son réseau personnel d’apprentissage -et, ce faisant, sa présence en ligne- le tout dans un environnement qui dépasse les limites de la classe ou de l’école.

Il faut du temps pour bâtir un réseau. Il faut du temps pour accumuler du capital social -monnaie d’échange du réseau- et maîtriser les interactions qui génèrent ce capital : elles sont fondées sur le don (d’informations, de liens, d’idées, …) et la réciprocité. Gagner des “followers” sur Twitter, des amis sur Facebook, des lecteurs sur son blog, des contributeurs sur son Wiki préféré, est un processus qui nécessite à la fois du temps et des compétences sociales.

Pourquoi bâtir ce réseau  ?

Parce que c’est sur cette voie que s’engagent de plus en plus de professionnels. Mais aussi parce que le capital social permet aux élèves issus des milieux socioéconomiques défavorisés de surmonter les difficultés inhérentes à leur origine [PDF]. Une école qui permet à des jeunes de tous horizons de développer leur capital social est une école de la mobilité sociale.

Sous couvercle lisse d’un acronyme commun, les TIC représentent des réalités pédagogiques bien différentes. Choisir quel outil correspond le mieux, à la fois au contenu qu’on veut transmettre, et à sa philosophie éducative personnelle, est le principal défi pour l’enseignant/e, un défi parfois écrasant. Ceci est sans doute une des causes de la crise actuelle du métier d’enseignant.  C’est également ce qui en fait un métier passionnant car en pleine réinvention : tirer profit de la diversité des outils technologiques pour questionner et guider ses pratiques pédagogiques est  la meilleure façon de faire naître l’école de demain.


Photos tirées de l’album Schools de Ubiquity_zh (CC-by-nc) via Flickr

]]>
http://owni.fr/2012/02/14/education-interro-surprise-sur-vos-portables/feed/ 13
Internet: la métaphore file http://owni.fr/2011/07/06/internet-la-metaphore-file/ http://owni.fr/2011/07/06/internet-la-metaphore-file/#comments Wed, 06 Jul 2011 11:03:57 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=70594

Attentat à Marrakech : L’auteur présumé s’est formé sur Internet

Ceci est le titre d’un article de France Soir, publié début mai. Un titre qui avait accroché l’internaute positive que je suis : “Et s’il avait acheté un livre pour fabriquer ses bombes, aurait-on titré Marrakech : l’auteur présumé s’est formé dans un manuel ?”

La boutade n’est pas anodine et révèle en fait quelque chose de central dans la façon de penser le Web. Chacun de ces titres utilisent des métaphores différentes pour parler d’Internet : ma version sarcastique décrit Internet comme un moyen d’information ; le titre original de France-Soir fait allusion à Internet comme un lieu – et qui plus est un lieu dérèglementé, sauvage, puisqu’on y trouve la recette des bombes. Un lieu assimilé à un endroit physique, puisque c’est là que l’auteur a appris à faire des bombes (pas dans sa cuisine, à l’aide d’un document ou d’une vidéo en ligne). Internet est un repère de malfaiteurs.

Sous des dehors neutres – on cite des faits, “l’auteur s’est formé sur Internet” – les mots utilisés véhiculent en fait toute une représentation d’Internet. Ce qui fait la force et le danger d’une métaphore, c’est  sa dimension inconsciente.

De la rhétorique à la linguistique cognitive

L’idée de persuader une audience par le maniement de la langue n’est certainement pas neuve : la rhétorique ne date pas d’hier. Ce qui est nouveau, cependant, c’est la découverte de l’assise neurologique de la pensée métaphorique. Le spécialiste de la recherche en ce domaine est George Lakoff, un linguiste cognitiviste.

Comme Lakoff l’explique, l’être humain “fait du sens” avec son environnement grâce à des séries de métaphores élaborées à partir de métaphores primaires que nous formons dans l’enfance. Par exemple, un bébé qui pleure est pris aux bras par son père. Cela le calme, il fait l’expérience simultanée, et répétée durant toute son enfance, du réconfort émotionnel et de la chaleur des bras paternels. Or, comme le décrit la loi de Hebb “Neurons that fire together wire together” (“des neurones qui sont stimulés ensemble se lient ensemble”).

C’est ainsi que les notions de chaleur et de (ré)confort émotionnel en viennent à être liées neurologiquement ; ce qui se traduira linguistiquement par des expressions métaphoriques tellement quotidiennes qu’on n’a même plus conscience qu’elles le sont : on dira qu’on a été reçu avec beaucoup de chaleur, ou d’une personne, qu’elle est chaleureuse.

Au fur et à mesure que l’individu se développe, ces métaphores primaires se combinent pour en créer d’autres, plus complexes. Des scénarios particuliers émergent de cadres (frames) cognitifs prototypiques, chacun y positionnant ses héros, ses méchants… le tout articulant la façon dont on pense.

Voici un exemple de mise en place d’un cadre et d’un scénario métaphorique dans un débat sur Internet et création ; il est particulièrement frappant :

Alors que Félix Tréguer de La Quadrature du Net tentait de finir une phrase pour défendre le partage des œuvres culturelles numériques, Thierry Solère, chargé des questions internet à l’UMP l’interrompit avec cette phrase : “Prendre une œuvre créée par quelqu’un qui vit de sa création, gratuitement alors qu’elle est payante, c’est tuer le créateur.”

A l’image d’Internet lieu de partage, la réflexion de Solère oppose et impose un scénario métaphorique où le méchant est bien repéré – un méchant absolu, puisque c’est un assassin, rien de moins. La victime est également bien choisie : ce n’est pas l’industrie (du livre, du disque ou du film), c’est le créateur (avec toutes les connotations divines que cela peut faire résonner).

De tels scénarios issus de cadres particuliers ont un impact énorme (et jusqu’à récemment, insoupçonné) sur la façon dont nous décryptons le monde autour de nous, ainsi que dans les décisions que nous prenons quotidiennement.

Imaginons que vous êtes gravement malade et que vous avez à choisir de subir ou non une opération. (…) Dans le cas A, on vous dit que vous avez 10 % de chances de mourir pendant l’opération. Dans le cas B, on vous dit que vous avez 90 % de chances de survivre. Le cas A vous donne un cadre de décision en terme de mort. Le cas B cadre la décision en termes de survie.  Littéralement, c’est la même chose. (…) Mais l’expérimentation montre que beaucoup plus de gens se prononcent en faveur de l’opération lorsque celle-ci est présentée dans le cadre cognitif de la survie que dans celui de la mort. (Lakoff G., The Policital Mind, 2008, p. 224, ma traduction).

C’est pour cette recherche qu’en 2002, Daniel Kahneman, un psychologue cognitiviste, recevait le prix Nobel d’économie. Pour avoir mis en évidence que le raisonnement humain est bien éloigné du modèle de l’“acteur rationnel” qui prédominait jusque là en économie.

Exit l’homo economicus

Héritage du siècle des lumières, la pensée humaine était considérée comme avant tout guidée par la réflexion, un processus lent, sériel, gouverné par des règles et demandant un effort conscient. La pensée humaine, dit Kahneman, n’est pas de l’ordre de la réflexion mais du réflexe : c’est un processus cognitif rapide, inconscient (98 % de nos pensées sont inconscientes), et associatif.

Alors que la rhétorique est depuis longtemps tombée en désuétude (qui l’étudie encore ?), la neurologie et les sciences cognitives modernes nous réveillent brusquement à l’impact réel qu’elle a sur nos vies : le choix de métaphores dans le discours public pour parler d’une chose, et le cadre sélectionné pour en parler, influencent directement la façon dont le public pense cette chose. Comme le résume élégamment Judith E. Schlanger dans Les métaphores de l’organisme :

Une façon de parler devient une façon de penser.

Dans le discours autour d’Internet particulièrement, les métaphores sont omniprésentes. Internet est à la fois un concept technologique complexe et un medium utilisé par un public souvent novice. Son vocabulaire a dû s’adapter à cette double contrainte, puisant largement dans l’analogie au familier pour expliquer la nouveauté.

La métaphore la plus répandue pour décrire Internet et celle d’un espace, un lieu : Adresse courriel, site qu’on visite, hébergeur de blog, internautes, cyberespace… Le Internet mapping project de Kevin Kelly (co-fondateur du magazine Wired) en dit également long, tout en images. L’“espace Internet” peut être terrestre, ou maritime : surfer, naviguer, pirates, flux, ancre, filtre, hameçonnage, Netscape Navigator, eBay…

Denis Jamet, de la Faculté des Langues à l’université Lyon 3,  note également “l’utilisation (métaphorique) quasi-exclusive de la préposition sur pour parler d’Internet : aller sur Internet, surfer sur Internet, être sur msn, le mettre sur son blog, etc., préposition qui selon Johansson [2006 : 86] “correspond bien à l’absence de limites d’Internet et aux frontières vagues de ce lieu fictif”, en d’autres termes, qui marque encore la vastitude.”

La métaphore maritime insiste sur certains traits précis d’Internet : un lieu immense, en mouvement perpétuel (flux d’information), sur lequel l’Homme n’est qu’un visiteur de passage. Un lieu sauvage – et par conséquent dangereux (pirates, hameçonnage). On retrouve aussi cette idée de danger dans les termes terrestres : Cheval de Troies, ver, virus…

Le fait de voir Internet comme un lieu, et non comme un simple medium a des retombées très concrètes :

La façon dont nous choisissons nos métaphores (…) a d’importantes ramifications légales et politiques : l’analogie est l’un des chemins le plus souvent emprunté pour les prises de décision juridiques et politiques, en matière de changement technologique. (Lokman Tsui, An Inadequate Metaphor: The Great Firewall and Chinese Internet Censorship traduction de l’auteur)

Un exemple récent nous est fourni par l’Union Européenne et sa réflexion par rapport à la création d’un “Great firewall” (mur pare-feu) autour de ses frontières.

Internet possède également tout un vocabulaire qui tourne autour des loisirs : surfer, butiner, réseaux sociaux, amis… Ceci s’oppose au vocabulaire “de travail” développé pour parler de l’ordinateur : bureau, dossiers, corbeille, etc. On peut se demander si ces choix lexicaux, qui situent Internet comme essentiellement ludique, et l’ordinateur comme “plus sérieux” ne guident pas certaines politiques éducatives : l’école accueille volontiers la machine, mais est plus partagée sur les bénéfices pédagogiques du Web. Si certains sites “officiels” sont les bienvenus en classe, le web social ou Web 2 continue de susciter la méfiance.

Un site “officiel” (de type .gouv), dont le contenu est fixe et non modifiable (ou commentable) par les utilisateurs se rapproche suffisamment d’un livre pour être perçu comme sûr. Les sites du Web 2, par opposition, sont vus comme peu sûrs à tous les niveaux :  si l’on peut commenter, ajouter du contenu, le site n’est plus un espace où l’on passe, ou un document (medium) qu’on consulte : c’est un endroit où l’on vit (ce que la chercheuse Annette Markham appelle “a way of being”, une façon d’être).

Au niveau du Web 2, la question de l’intégration des nouvelles technologies à l’éducation ne se pose pas en termes d’intégration du Web à la classe, mais d’intégration de la classe au Web. Ce n’est pas un mince changement, et cela demande certainement encore du travail en matière d’élaboration métaphorique positive.

Lorsque nous parlons d’Internet et des technologies de la communication, les choix discursifs que nous faisons ont de réelles et tangibles conséquences sur la forme et la perception de ces technologies. Plus important encore : nos cadres discursifs étant omniprésents dans notre langage quotidien,  des alternatives se retrouvent subséquemment oubliées ou écartées. A ce stade de développement des technologies de l’Internet, il est vital de considérer quelles capacités et possibilités sont mises en valeur à travers nos constructions métaphoriques, mais également quelles capacités et possibilités ces constructions métaphoriques font disparaître. (Annette Markham, Metaphors Reflecting and Shaping the Reality of the Internet: Tool, Place, Way of Being)


Crédits photo FlickR CC by-nc-nd Graig Glober / by-nc-sa cookieevans5 / by karen horton

]]>
http://owni.fr/2011/07/06/internet-la-metaphore-file/feed/ 13
La fabrique de citoyens – Fraternité http://owni.fr/2011/04/13/la-fabrique-de-citoyens-fraternite/ http://owni.fr/2011/04/13/la-fabrique-de-citoyens-fraternite/#comments Wed, 13 Apr 2011 06:30:50 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=52082

L’idée de fraternité renvoie à deux notions centrales : celle d’entraide, et celle d’absence de préjugés par rapport à l’autre – quel que soit son sexe, son âge, ou son origine socio-économique, ethnique ou religieuse. Or on le sait trop bien : ce n’est pas en mettant les individus d’horizons différents dans un même espace que l’on aboutit à la fraternité –cette recette peut aussi bien aboutir au racisme et à l’ostracisme. Selon Jeremy Rifkin [pdf, en], l’éducation joue un rôle crucial à ce niveau : notre système scolaire reste basé sur un modèle dépassé qui remonte au siècle des Lumières, dit-il : «  La classe est un microcosme du système industriel, des forces du marché et du mode de gouvernance propre à l’État-nation. On enseigne aux élèves à penser que « savoir = pouvoir » et à considérer l’apprentissage comme un bien que l’on acquiert pour servir son propre intérêt matériel. Le processus éducatif met l’accent sur l’apprentissage autonome – le partage des connaissances est considéré comme une forme de tricherie. »

Vrai : l’année dernière, un groupe d’étudiants en communication à l’Université d’Avignon  créent, pour s’entraider, un groupe  Facebook où ils discutent et échangent leurs notes de cours, les enrichissant de leurs lectures respectives. Ce n’est pas du goût du directeur de l’IUFR, qui décide de les sanctionner, taxant la situation de « consternante ».
Consternante, pourquoi ? Certains argueront que, l’évaluation étant une mesure de la capacité individuelle, celle-ci serait faussée par un travail fait en collaboration.
Soit, alors reportons la question : pourquoi l’évaluation scolaire ou universitaire est-elle typiquement une mesure de la capacité individuelle autonome ? N’a-t-on pas plus besoin d’individus qui donnent leur pleine mesure en groupe ?

De la collaboration à la coopération

Certes, l’idée de collaboration fait son chemin à l’école. Je l’observe par le biais de mes propres enfants, qui me racontent leur travail collaboratif en classe, et qui reviennent en outre deux à trois fois l’an, avec la nouvelle qu’ils ont « un projet autonome à faire en groupe » : créer une affiche, faire un exposé, réaliser une expérience,… Ce sont généralement les enseignants qui décident de la composition des groupes – assurant ainsi, j’imagine, leur hétérogénéité formative.
La date échéance avançant, les grincements de dents commencent : rendez-vous ratés entre les membres de groupe, mécontentement parce qu’untel n’a pas fait « sa partie » et que tous vont être pénalisés par son comportement irresponsable.
Tout ceci serait sans doute profitable s’il y avait retour sur l’expérience, « débriefing » du groupe médiatisé par l’enseignant. Mais, peut-être faute de temps, ce débriefing n’a pas lieu. C’est dommage : le travail de groupe, s’il n’est pas négocié avec l’aide de l’enseignant, conduit plus souvent à la frustration et à l’agressivité qu’à l’harmonie.
D’autre part, les projets de groupe à l’école sont quasi-exclusivement du « faire ensemble », pas du « apprendre ensemble ».  La différence est énorme : « faire ensemble » est plus ou moins ce que font des ouvriers sur une chaine de montage. Leur travail est morcelé en unités autonomes, et le bon fonctionnement du tout est basé sur la capacité de chacun à faire correctement son travail personnel.

Apprendre ensemble est une tout autre paire de manches : elle met en branle des mécanismes de coopération qui vont bien au-delà de la collaboration superficielle du « faire ensemble ». Ainsi l’illustre cette expérience d’ Elliot Aronson, un psychologue de l’éducation : dans les années 70, alors que la déségrégation des écoles américaines provoquait un climat de tension raciale dans les classes, Aronson imagina une méthode d’enseignement qu’il appela « jigsaw classroom »classe-puzzle dans le but avoué de favoriser l’intégration multiculturelle : l’idée est que chaque élève détient une partie exclusive de l’information sur laquelle l’ensemble de la classe sera notée plus tard.

Chacun doit donc communiquer aux autres son morceau d’information, devenant tour à tour « enseignant » des autres. Cette méthode donna des résultats stupéfiants : Aronson relate le cas du petit Carlos, récemment arrivé aux États-Unis, et dont l’incapacité à bien s’exprimer en anglais l’avait fait la risée de la classe. Lorsque, dans le contexte de la « classe puzzle », Carlos dut enseigner son morceau d’information aux autres, les quolibets ont, comme d’habitude, commencé à pleuvoir. Il a alors suffi à l’expérimentateur de dire :  « Vous pouvez vous moquer de lui, mais ça ne va pas vous aider à en savoir plus sur le sujet que Carlos a à vous enseigner. Et le test est dans une heure… »

Et Carlos, le petit immigré, fut intégré…

Après seulement quelques jours de ce régime, les enfants changèrent radicalement leur attitude envers Carlos : ils apprirent à lui poser des questions simples qu’il pouvait comprendre, se rendirent compte qu’il n’était pas « bête » ; Carlos prit de l’assurance, et commença enfin à aimer l’école, et à s’y intégrer.
La méthode de la classe-puzzle montre d’une façon saisissante que  la simple mise en place d’une logistique différente peut aboutir, quasi « mécaniquement »,  à la mise en place d’une dynamique coopérative. Et l’on ne parle pas ici d’une logistique qui demanderait à être implémentée à tout moment : la méthode reste efficace même si elle est employée seulement 20 % du temps que l’enfant passe en classe.
Efficace comment ? « Deux petites semaines d’”activités-puzzle” réussirent à réduire les écarts de performances entre anglophones et minorités de 17 % à 10 %. » (Aronson, traduction de l’auteur). Et pour ceux qui se poseraient la question : les meilleurs élèves bénéficièrent autant de la méthode que les élèves les moins bons.

Le mécanisme psychologique au centre de ce changement en matière de performance est l’empathie : comme le dit Aronson, se référant aux travaux de Bridgeman (1977 :  « (…) des individus travaillant ensemble de manière interdépendante développement leur capacité à prendre la perspective de l’autre. »

L’empathie est une qualité innée, intrinsèque à l’humain : les Hommes naissent empathiques [vidéo]. Mais force est de constater qu’ils ne le restent pas forcément.

De plus,  comme le dit Roy Sorensen de l’Université de New York, « stepping into the other guy’s shoes works best when you resemble him. » (« se mettre dans les chaussures de quelqu’un d’autre marche le mieux si vous lui ressemblez. »)

Cette citation pousse à une remarque : le mot « fraternité » porte en lui un petit paradoxe ; est-il le sentiment qui nous lie à ceux, et seulement ceux, qui nous ressemblent – renouant ainsi avec la tradition révolutionnaire qui n’étendit pas cette notion à la sororité - ? Ou alors, est-il possible d’envisager la fraternité comme la volonté d’appréhender l’autre dans sa diversité, sans la stigmatiser, mais sans non plus passer ces différences sous silence : l’indifférence aux différences n’est pas la fraternité. C’est de l’indifférence.

Envisager la fraternité comme une curiosité bienveillante à la différence est un art difficile : comment peut-on être fraternel envers celle ou celui que l’on ne comprend pas, ou pire : qu’on interprète mal ?
C’est le défi auquel fait face l’école française avec l’hétérogénéité culturelle croissante de sa population.

De la multiculturalité à l’interculturalité

Un récent rapport du Haut conseil à l’intégration, Les défis de l’intégration à l’école [pdf], questionne l’adéquation de certaines structures scolaires françaises destinées à l’origine à faciliter l’intégration des élèves nouveaux arrivants ou d’origine étrangère. Les rapport met ainsi en question, notamment,  l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO) : ce dispositif donne aux élèves la possibilité de suivre des cours d’histoire-géographie sur leur pays d’origine et de grammaire dans leur langue maternelle.


Dispensé en dehors du temps scolaire, cet enseignement est assuré par « un ressortissant du pays d’origine. En détachement administratif auprès de l’académie, placé sous l’autorité de l’inspecteur d’académie, il est cependant rémunéré par son ambassade, qui lui assure une formation ».
Les auteurs du rapport notent : « En six ans, les effectifs de l’ELCO algérienne ont pratiquement doublé alors qu’ils se stabilisent voire diminuent pour l’ELCO tunisienne. Faut-il s’autoriser à mettre ce constat en relation avec ce qui est observé localement dans le département des Bouches-du-Rhône : une intégration recherchée et quasiment réalisée par la population d’origine tunisienne alors que les jeunes de la troisième génération issus de familles algériennes se revendiquent de plus en plus d’une nation algérienne idéalisée ? L’inspection académique des Bouches-du-Rhône voit dans cet accroissement de la demande pour les ELCO algérienne et turque une volonté identitaire des communautés. » Ceci rejoint ce que CAMILLERI (1994) nomme les identités polémiques, c’est-à-dire « la sur-affirmation plus ou moins agressive d’une identité qui se construit/reconstruit contre l’autre ».

De plus, les auteurs du rapport s’interrogent sur la stigmatisation des cultures couvertes par l’ELCO, dont les langues sont mises en marge du temps scolaire, plutôt qu’intégrées dans l’enseignement des langues vivantes ; la recommandation des auteurs est donc de « mettre un terme aux ELCO dans leur forme actuelle et proposer l’apprentissage au collège comme au lycée des langues d’origine comme langue vivante étrangère. » Parallèlement la mise en place « d’un enseignement d’histoire des civilisations, incluant les références aux faits religieux, assuré par les enseignants de la République, doit permettre en outre d’apporter aux jeunes issus de l’immigration, les outils nécessaires à la connaissance de leur culture dans ses aspects contemporains et dans son universalité. »

S’il semble effectivement important de donner aux élèves des repères historiques, on peut cependant s’interroger sur la pertinence de le faire selon un cursus prédéfini et uniforme, à la « nos ancêtres les Gaulois » : ne serait-il pas plus bénéfique de le situer par rapport à une quête personnelle plus profonde, dans laquelle on amènerait le jeune à documenter, et à réfléchir sur le parcours de sa propre famille dans le but de l’amener à se forger une identité culturelle propre -l’« interculturalité » dont parlent Raynal et Ferguson ?

Imaginons ainsi un cours d’histoire « différencié », qui permettrait à un jeune de découvrir l’Histoire par l’histoire de sa propre famille. Il y retracerait le périple de ses parents, de ses grands-parents -en remontant encore plus loin au besoin ; il y rechercherait, au travers de l’histoire du pays d’origine et du pays d’accueil,  les circonstances économiques, politiques, sociales qui ont motivé l’immigration familiale: pourquoi a-t-on décidé de quitter le pays ? Comment le pays d’accueil a-t-il été choisi ? Pourquoi y est-on resté ? Qu’est-ce que l’immigration a apporté à la famille ? Qu’a-t-elle retiré ?
Un tel «  programme»  donnerait au jeune un espace où donner sens à sa trajectoire personnelle, le pousserait ultimement à prendre conscience des valeurs respectives des pays à laquelle son histoire est mêlée, et à se positionner consciemment par rapport à elles.


Un défi autant pour les autochtones que pour les immigrants

Il serait léger de considérer l’interculturalité comme le défi unilatéral des nouveaux arrivants : l’interculturalité est un défi autant pour les autochtones que pour les immigrants :
Dans les classes très « hétérogènes », les enseignants sont confrontés à des représentations du monde et à des comportements qu’ils ne comprennent pas. Il est important de percevoir que cette remise en question ne se joue pas seulement sur le terrain des idées : c’est dans ses interactions quotidiennes que l’enseignant entre en dissonance avec des réalités et des rythmes inconnus, susceptibles de disqualifier ses propres repères. (Crutzen D., Orban M., Sensi D., 2001)

Que faire, par exemple, si, enseignante, vous vous trouvez face à un jeune qui vous méprise parce que vous êtes une femme, donc impure,  et que de ce fait, il ne vous reconnaît ni intelligence, ni autorité ?

Des recherches comme celle, incroyablement riche, de la Cellule d’éducation interculturelle de l’université de Liège nous aide à prendre conscience de tels enjeux :

Cette réalité complexe demande à être intégrée dans la formation des professionnels de l’éducation : il s’agit d’acquérir suffisamment de sécurité intérieure pour entendre la différence de l’autre sans la stigmatiser ou la réduire, sans perdre non plus ses propres repères identitaires. Cela implique d’amener à la conscience une multitude de non-dits fondateurs de l’identité culturelle et psychique : à défaut, les non-dits dominants s’imposent aux dominés, sans autre forme de procès, c’est-à-dire sans qu’aucun sens ne puisse y être construit ou négocié. C’est une violence symbolique que subissent les minorités sociales et ethniques, mais aussi une violence que vivent quotidiennement des enseignants minorisés dans un contexte coalisé contre eux (ou le système qu’ils représentent) : ils peuvent s’y retrouver mis en échec, stigmatisés, voire niés en tant que personnes. Et quiconque subit sans la comprendre cette violence insidieuse est amené à développer des défenses identitaires, par exemple le rejet – plus ou moins violent – de l’autre, ou le repli – plus ou moins « intégriste » et victimaire – sur des valeurs et des attitudes rigides.
Pour construire une fraternité multiethnique, il s’agit de « transformer la multiculturalité en intraculturalité, et le communautarisme en intégration » (Raynal et Ferguson).

L’interculturalité n’est pas simplement une question d’ouverture d’esprit à l’altérité : l’autre, que l’on soit immigrant ou autochtone, remet en cause votre vision du monde et vos valeurs ; cette remise en cause est ressentie par chaque parti comme une très réelle violence symbolique.
Une école qui se veut intégratrice doit réfléchir à, et développer une pédagogie de la diversité visant à la fois les élèves, qu’ils soient immigrants ou autochtones, et les enseignants dans leur formation initiale et continue.
Dans le contexte scolaire actuel, exposer et mettre en œuvre les valeurs défendues par le pays d’accueil n’est certainement pas suffisant à les inculquer. Il faut, au-delà, prendre en compte les valeurs de ceux à qui l’on s’adresse pour guider et aider un changement profond.
Un changement dont le point d’équilibre ne sera pas forcément exactement les valeurs du pays d’accueil ; mais au moins, ce changement n’aboutira pas à la construction identitaire « contre l’autre » du communautarisme.
Au baromètre des récentes polémiques autour des « statistiques de la diversité », un questionnement [pdf, en] semble se créer, en France, autour de l’idée d’ « égalité par l’invisibilité » (l’expression est du démographe Patrick Simon).

Peut-il y avoir connaissance sans reconnaissance ?

A l’école comme ailleurs, c’est la prise en compte de l’altérité –pas sa négation- qui aboutira à la fraternité interculturelle, celle qui « a pour résultat de diminuer les inégalités tout en préservant ce qui est précieux dans la différence » (Albert Jacquard ).

Image Flickr AttributionNoncommercialNo Derivative WorksJeff Bauche._.·´¯) PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification [ d i e g o ]

Retrouvez le premier et le deuxième volet de cette réflexion.

]]>
http://owni.fr/2011/04/13/la-fabrique-de-citoyens-fraternite/feed/ 5
La fabrique de citoyens-Égalité http://owni.fr/2011/04/12/la-fabrique-de-citoyens-egalite/ http://owni.fr/2011/04/12/la-fabrique-de-citoyens-egalite/#comments Tue, 12 Apr 2011 06:28:40 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=51161

Il serait faux de croire que les inégalités sociales de réussite scolaire ne se forgent que dans les milieux familiaux, l’école se contentant d’entériner des différences qui se creuseraient indépendamment d’elle.

La remarque est de Pascal Bressoux, directeur du Laboratoire des Sciences de l’Education de l’Université Pierre Mendès France à Grenoble. Comment l’école creuse-t-elle les inégalités sociales de départ ? Bressoux repère l’effet de l’école à différents niveaux : celui de l’établissement, celui de la classe et celui du maître.

L’effet-établissement

Sans être considérable (il explique environ 4 % de la variance des acquis des élèves), l’effet-établissement existe ; là où il agit le plus fortement est sur l’orientation scolaire des élèves -mais pas n’importe lesquels : les élèves moyens à faibles. « Dans ce cas, on relève de fortes disparités entre les collèges ; certains opèrent une sélection sévère, tandis que d’autres sont beaucoup plus indulgents. »
Cette politique de sévérité ou d’indulgence dépend de la philosophie défendue par l’école : cherche-t-elle à être équitable, en visant à réduire les écarts initiaux de ses élèves ?  Cherche-t-elle à être efficace, en tentant d’élever le niveau moyen des apprenants ?
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre l’expression « nivellement par le bas », équité et efficacité ne sont pas les deux extrêmes d’un même continuum, mais plutôt deux dimensions sur lesquelles chaque école se positionne.
Une question vient à l’esprit : dans ce contexte, pourrait-on voir un intérêt aux groupes de niveaux ? Il réduiraient – certes artificiellement – les écarts initiaux, et laisseraient se concentrer sur le relèvement du niveau général du groupe.
Les études pourtant sur les groupes de niveau n’ont pas révélé de bénéfices significatifs pour ce type de gestion de classe.

Effet-classe et effet-maître

L’effet-classe explique entre 10 et 18 % de la variance des acquis des élèves. C’est énorme. En comparaison, la catégorie socio-professionnelle des parents ou leur niveau de diplôme explique rarement plus de 15 % de la variance des acquis. Mais contrairement à l’origine sociale, l’effet-classe ne dure généralement qu’une année.

Quel est l’impact de l’enseignant sur l’effet-classe ? Il est important : des études montrent qu’un enseignant efficace le restera de manière stable dans le temps, et indépendamment de la classe à laquelle il enseigne. De plus, « de nombreuses études expérimentales ont montré que, lorsque l’on demande aux enseignants de modifier certaines de leurs pratiques d’enseignement, cela se traduit par des effets significatifs sur les acquis des élèves (Good et Grouws, 1979) ».
Cela confirme donc ce dont se doutaient les ex-élèves que nous sommes : le prof a de l’importance, et les pratiques d’enseignement aussi. C’est d’ailleurs pour cela que ces pratiques font l’objet de directives de la part du ministère de l’Éducation – directives qui tendront à favoriser l’efficacité.
Soit. Mais qu’en est-il de l’équité ?
Selon Stéphane Bonnéry, l’école semble être faite « sur mesure » pour des enfants d’un certain milieu familial (devinez lequel ?). Ce chercheur de Paris VII argue que les cours, tels qu’ils sont dispensés quotidiennement en France –tels que le ministère de l’Éducation nationale les demande- sont pensés pour une certaine catégorie d’élèves : les élèves « connivents », c’est-à-dire ceux qui comprennent ce qui n’est pas dit.

Il conte l’anecdote ordinaire suivante, à laquelle il a assisté : lors d’une leçon sur les mots masculins et féminins en –té –tié et –ée, une enseignante distribue une feuille sur laquelle il y a :
-    Une liste de mots en –té –tié et –ée
-    Un tableau (terminaisons x genre) avec la consigne : « Place tous les mots dans le tableau. »
-    Des règles de grammaire à compléter sur les mots finissant en –té –tié et –ée selon leur genre. La consigne est : « Complète les énoncés suivants. »

Ce processus, par ailleurs tout à fait en accord avec les directives éducatives du ministère (on fait bien manipuler l’élève), est critiqué violemment par Bonnéry : la manipulation, dit-il, devient le focus, alors que le processus de construction du savoir –qui est la raison première de la manipulation- est passé sous silence.

En effet, reprenons ce qui est donné à l’élève : on ne lui dit nulle part la teneur de ce qu’il cherche à découvrir –un peu comme si vous réalisiez une recette de cuisine rien qu’avec les instructions, mais sans savoir si vous êtes en train de concocter un plat principal ou un dessert.
Et de fait, l’élève qui réussit l’exercice est celle qui va d’abord en chercher le but : elle regarde les énoncés à trous et comprend qu’elle est en fait à la recherche d’une règle de grammaire. De par ces textes à trous, elle infère qu’elle doit faire attention à regrouper les mots selon leurs terminaisons particulières, et pas simplement en vrac dans les cases.
Or, les élèves capables d’expliciter ainsi les sauts cognitifs sont des élèves venant de milieux où les parents ont fait des études.
La conclusion de Bonnéry est que quand, à l’école, « on évalue ce qui n’est pas enseigné, on évalue les familles », c’est à dire qu’on ne peut faire que reproduire les inégalités sociales.

Pour créer un environnement pédagogiquement égalitaire, il ne s’agit donc pas d’ « en donner moins »  à l’élève en difficulté, et de le lui donner par bouchées minuscules et prémâchées. Faire cela, c’est un peu l’équivalent de parler plus fort et plus lentement à quelqu’un qui ne comprend rien à notre langue.
Pour faire de l’école un environnement pédagogiquement égalitaire, il s’agit de mettre sa langue à la portée de tous : en repérant où se situent les inégalités d’entrée des élèves de milieu socio-économique défavorisé, et en développant une méthodologie qui pallie leurs faiblesses tout en conservant le niveau des contenus enseignés (équité et efficacité, plutôt que « nivellement par le bas »).

DEMOZ enseigne la démonstration mathématique aux élèves de ZEP

Il existe des initiatives basées sur cette prémisse : ainsi, le projet DEMOZ, sous la responsabilité de Giles Aldon de l’INRP et Janine Reynaud de l’Académie de Lyon. DEMOZ s’attache à enseigner la démonstration mathématique aux élèves de ZEP. Difficile à comprendre pour tous, la démonstration mathématique présente un défi particulier pour ces élèves qui maîtrisent mal le langage, et pour qui « la culture mathématique (…) est plus un jeu de l’école qui s’éloigne des préoccupations des élèves ».
« Un des outils permettant de faire entrer les élèves dans ce jeu mathématique est le concept de “narrations de recherche” : l’équipe a étudié le rôle de la narration de recherche pour la mise en place dans les classes de ZEP de ces notions clefs du programme. »
Qu’est-ce qu’une narration de recherche ? C’est une histoire mathématique vécue : l’élève relate, avec ses mots, l’histoire de ses pérégrinations pour résoudre un problème mathématique. Mireille Sauter, de l’IREM de Montpelier, décrit ainsi le processus pédagogique :

Un nouveau contrat est passé avec l’enseignant : l’élève s’engage à raconter du mieux possible toutes les étapes de sa recherche, à décrire ses erreurs, comment lui sont venues de nouvelles idées ; en échange, l’enseignant s’engage à faire porter son évaluation sur ces points précis sans privilégier la solution.


Un exemple ?
« Un château de cartes à un étage est composé de deux cartes.
Un château de cartes à deux étages est composé de sept cartes.
Pour réaliser trois étages, il faut quinze cartes.
Combien faut-il de cartes pour réaliser un château de sept étages ?
Trente étages ? Cent étages ? »

En utilisant la narration de recherche, un élève répond : « Avec les 7 cartes, j’ai fait le schéma. J’ai compté combien il y avait de triangles, puis je l’ai multiplié par 3 car dans un triangle il y a trois côtés. Puis j’ai compté combien il y avait de cartes dans le premier étage et je l’ai additionné avec le résultat de ma multiplication. »

Cet élève a donc compté les cartes par groupe de trois, puis ajouté les cartes de la base. Pour faciliter le comptage et clarifier leur explication, certains ont l’idée de définir des objets (deux cartes = un couple ; trois cartes en pyramide = un trio).
D’autres encore tentent de trouver une relation entre le nombre d’étages et le nombre de cartes, l’exprimant parfois par une formule.

(Pour ceux que la curiosité taraude, la réponse mathématique au problème est ici .)

En lui permettant d’utiliser un « langage naturel » pour exprimer son investigation, la narration de recherche donne à l’élève la possibilité de se concentrer sur le fond : l’acquisition des règles du débat mathématique, qui diffèrent souvent du type de raisonnement de la vie courante (comme par exemple : « des exemples qui vérifient un énoncé ne suffisent pas à prouver qu’il est vrai. ») –et dont on a vu qu’elle présente un véritable enjeu pour les jeunes de ZEP.
Quant à l’enseignant, la narration de recherche est une incroyable fenêtre sur les procédures des élèves –et de là une réelle opportunité pour personnaliser et différencier son enseignement.

Malgré tous ces points positifs, les narrations de recherche sont peu utilisées dans les classes et très marginalement dans les zones d’éducation prioritaire.

La percolation de telles idées et expériences pédagogiques jusqu’au « large public enseignant » est un enjeu indéniable. Leur formation initiale, et peut-être plus encore leur formation continue devrait tendre à promouvoir ces initiatives qui permettent de rééquilibrer les inégalités de départ entre élèves.
La quête pour l’égalité des chances à l’école doit réviser l’idée de mérite : le modèle méritocratique repose sur l’idée que chacun ne devrait ses performances scolaires qu’à soi-même.  Ce modèle n’atteindra l’objectif d’égalité des chances que lorsque l’école mettra en œuvre, à grande échelle, des pédagogies visant activement à réduire les inégalités de départ. Pour reprendre Stéphane Bonnéry :

Le modèle d’élève vers lequel l’école devrait tendre, c’est « celui qui n’a que l’école pour apprendre l’école. »

Image Flickr AttributionNoncommercial Dr Case et Paternité dylancantwell

Retrouvez le premier et le troisième volet de cette réflexion.

]]>
http://owni.fr/2011/04/12/la-fabrique-de-citoyens-egalite/feed/ 27
La fabrique de citoyens – Liberté http://owni.fr/2011/04/11/la-fabrique-de-citoyens-liberte/ http://owni.fr/2011/04/11/la-fabrique-de-citoyens-liberte/#comments Mon, 11 Apr 2011 06:20:59 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=47060

« Imaginez que l’on vous bande les yeux et qu’on vous expédie dans un tout autre point du monde. Pour les besoins de la démonstration, imaginons que rien, dans l’apparence ni le langage des gens, ne vous permette de deviner où vous pourriez être.
On vous emmène dans une classe ; on retire le bandeau de vos yeux, et vous observez le déroulement de la leçon.
À partir de cette observation, seriez-vous en mesure de deviner si vous vous trouvez dans un pays démocratique, ou dans un pays totalitaire ? »

Cette réflexion de Joel Westheimer [vidéo, en], professeur à l’Université d’Ottawa, est percutante : elle suggère avec impudeur que les expériences éducatives dans une nation totalitaire ne seraient pas notoirement différentes de celles que nos enfants vivent à l’école de quartier. Cela nous renvoie face-à-face avec une question centrale pour l’orientation à donner à l’éducation :
Quel genre de citoyens voulons-nous former avec nos écoles ?
… question qui doit être immédiatement complétée de son pendant :
Quel genre de citoyens formons-nous avec nos écoles ?
Comment les notions fondatrices de liberté, d’égalité et de fraternité se concrétisent-elles dans l’univers scolaire ?

Liberté

La liberté commence avec la pensée. Être libre, c’est être capable de penser par soi-même, mais également de penser autrement -les situations personnelles, sociales, culturelles ou globales.

Westheimer [pdf, en] a analysé le contenu de programmes scolaires visant à enseigner la citoyenneté démocratique. Il a trouvé que selon leur but, ces programmes se rangent globalement selon trois profils de citoyens qu’ils cherchent à promouvoir :

-    Le citoyen personnellement responsable : il agit de manière responsable envers sa communauté. Il travaille, paie ses impôts, obéit aux lois,  et à l’occasion fait des dons à la banque alimentaire de sa ville. Il pense que « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, on doit être honnête, responsable, et obéir aux lois. »
-    Le citoyen actif pense que « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, les citoyens se doivent de participer activement et occuper des positions de leader dans les systèmes établis et les structures communautaires. » Ce type de citoyen s’implique directement, par exemple en faisant du bénévolat à la banque alimentaire de sa ville.
-    Le citoyen activiste : selon lui, « pour régler les problèmes sociaux et améliorer la société, les citoyens doivent remettre en question et changer les systèmes et structures, si ces derniers ne font que reproduire l’injustice sociale ». C’est pour cette raison que dans sa réflexion l’activiste explorera par exemple pourquoi dans notre société certains ne mangent pas à leur faim -et il tentera d’agir pour résoudre les causes premières.
De ces trois modèles de citoyen, seul l’activiste « pense autrement ». Seul ce troisième niveau serait inconcevable dans une dictature (pour reprendre la remarque de Westheimer). Seul ce niveau différencie un pays démocratique d’un pays totalitaire.

La citoyenneté comme contenu d’apprentissage

Où l’école française se situe-t-elle dans ce modèle ? Quel(s) profil(s) promeut-elle ? Les Actes du séminaire national  La citoyenneté par l’éducation [pdf] s’attachent à décrire la façon dont la citoyenneté est enseignée concrètement dans les établissements scolaires ; voici un extrait de ce qu’on peut y lire :

« L’observation nous montre que souvent les principes d’obligation ou d’obéissance, de dépassement de soi, voire de frustration sont prioritairement mis en avant.

En fait, on est plus souvent là dans un apprentissage des structures et méthodes de la démocratie :
- Comment respecter la loi sinon en lui obéissant ?
- Comment développer l’esprit critique au contact de la réalité de la vie de l’établissement, de son contexte à l’aune de la confrontation de ses opinions et de celles des autres ?
- Comment élever à la compréhension de la loi en tant que règle de droit qui dit, interdit, régule et la loi comme obligation que l’on se donne ?

Si cette approche constitue un levier pour la réflexion de l’ensemble des acteurs de
l’établissement, elle est peut être beaucoup trop réductrice et porte en elle certains éléments de contradictions :

- très souvent proposée et animée par la vie scolaire, elle se limite à des propositions, des
échanges de vues qui sont considérés plus comme des espaces de consultation à l ’intérieur desquels la hiérarchie entre élèves, CPE et professeur est (à juste titre) maintenue et les pouvoirs de décisions réservés ;
- le ressenti des élèves, étant d’être quelque peu manipulés, alors qu’ils ont passé une très longue durée à travailler, à réfléchir sur des « actes de démocratie. »

Ce que cet extrait du séminaire montre, c’est que  l’école française a tendance à promouvoir une citoyenneté de « citoyen personnellement responsable » ; certaines initiatives visent parfois le niveau du « citoyen activiste », mais sans aller au bout de ses ambitions puisque les propositions des élèves ne débouchent généralement pas sur des actes.
Or, il y a possible incompatibilité entre ces deux modèles de citoyens, remarque Westheimer [pdf, en] :

« Le fait de se focaliser sur la loyauté et l’obéissance (…) gêne le type de réflexion critique et d’action que beaucoup considèrent comme essentiel dans une société démocratique. » (en, traduction de l’auteur)

Elèves manifestant leur soutien au mouvement 350.org, mobilisé contre le changement climatique.

L’école comme microcosme démocratique ?

J’avais parlé jusque-là spécifiquement de programmes scolaires repérés comme entrant dans le domaine « éducation civique ».  Mais l’extrait du séminaire nous fait mettre le doigt sur le fait que la structure même de l’univers scolaire –sa forme- ne représente pas un parfait microcosme démocratique : le fait que les propositions des élèves soient traitées comme un exercice sans retombées concrètes, la hiérarchie scolaire reprenant ses droits dans le processus de décision, paraît particulièrement anti-pédagogique lorsqu’on essaye d’inculquer que l’engagement activiste permet de faire avancer la démocratie pour le meilleur.

Le rôle des contenus d’apprentissage dans la « fabrication du citoyen »

Les contenus d’apprentissage constituent eux aussi des enjeux qui influent sur la « fabrication du citoyen » : ils privilégient certaines matières, et dans ces matières certaines approches, et certains acteurs.
Dans le remarquable ouvrage collectif  Les valeurs explicites et implicites dans la formation des enseignants, Serge Latouche, économiste français et père de la notion de décroissance économique, note que l’école participe à entretenir « l’orthodoxie économique » : les sciences économiques, telles qu’elles sont enseignées à l’heure actuelle, ne tentent pas de présenter aux élèves des modèles alternatifs à la croissance économique. Ni n’essaient de faire imaginer aux élèves des alternatives possibles au modèle dominant. Ni ne remettent en cause le lien implicite entre la croissance économique d’un pays et le bonheur de ses habitants.
Il existe, dans le choix des contenus, un consensus tacite que l’on ne pense pas toujours à questionner, ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils sont toujours bien alignés avec les valeurs que notre société veut transmettre.

Ainsi, que penser, par exemple, de la place des femmes dans les manuels et programmes scolaires ?
Si dans nos cours de musique, nous avons certainement entendu parler de Malher, Mendelsshon ou Schuman, je doute qu’il s’agissait là d’Alma, de Fanny ou de Clara.

Sur la quatrième de couverture de l’ouvrage de Françoise et Claude Lelièvre L’histoire des femmes publiques contée aux enfants [pdf], on peut lire : « Alors que la France est parmi les premières nations de l’Union européenne pour le niveau scolaire des filles et pour le taux d’insertion professionnelle des femmes, elle est parmi les toutes dernières pour l’accès des femmes au pouvoir politique.
Étrange singularité. Françoise et Claude Lelièvre montrent, en analysant les manuels d’histoire de l’enseignement primaire en vigueur tout au long du XXe siècle, que les livres d’histoire de la communale ne sont pas pour rien dans cette curiosité.
Il faut attendre la génération des manuels de 1985 pour que l’on signale que les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, quarante ans après l’événement…(…)
Les femmes sont volontiers montrées dans des attitudes manifestement contraires à ce qui est attendu du pouvoir souverain : peureuses, pleureuses, implorantes, frivoles, facilement gagnées par les émotions ou les passions, excessives (…)
Il est plus que temps que ces stéréotypes disparaissent des manuels scolaires et des représentations dominantes si l’on veut éviter aux élections paritaires des lendemains qui déchantent. »

Vers une pédagogie citoyenne ?

Il est difficile de penser qu’on puisse développer un citoyen engagé en dissociant le fond de la forme. Ceci amène à se poser la question : quel genre de pédagogie est-elle la plus apte à transmettre les valeurs citoyennes ? Dès le premier coup d’œil, le  cours magistral ne frappe pas comme étant la meilleure « traduction pédagogique » de la démocratie.

« Certaines recherches se sont penchées sur les bénéfices cognitifs résultant directement d’interactions entre pairs. Elles ont permis de remarquer que ces interactions génèrent un processus appelé conflit socio-cognitif qui conduit l’apprenant à réorganiser ses conceptions antérieures et à intégrer de nouveaux éléments apportés par la situation.

Le conflit socio-cognitif résulte de la confrontation de représentations sur un sujet provenant de différents individus en interaction. Diverses études ont mis en avant que cette réorganisation des représentations pouvait provenir de deux types de déséquilibre : l’interindividuel, lorsqu’il y a opposition entre deux sujets ; l’intra-individuel, quant un sujet remet en question ses propres représentations. »

Christian Reynaud, de l’IUFM de Montpellier, développe plus avant la notion et parle de « débat » socio-cognitif : il identifie les conditions permettant aux apprenants de travailler ensemble, et d’apprendre de leur différences tout en les respectant. Le débat est étayé par trois règles :

« Chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense. » – impliquant que les opinions des autres sont cohérentes pour leur auteur.

« Ces arguments méritent d’être exposés à l’assistance. » – ce qui permet à la fois de donner une voix  à toutes les opinions, et en les exprimant, de les expliquer.

« Une personne ayant un avis différent est incité à reformulé au préalable les arguments auxquels il s’oppose, afin de vérifier qu’il les a bien compris. »

Un tel dispositif didactique, qui introduit directement dans son fonctionnement l’explicitation des valeurs, et les associe à un dialogue constructif respectueux, constitue un promoteur direct du développement de valeurs citoyennes ; « une citoyenneté moins basée sur le principe d’égalité que de tous que sur la reconnaissance d’un droit à la différence. »

De plus, ce type de débat s’accommoderait fort bien de contenus d’apprentissages du type de ce que suggère Serge Latouche : présenter le modèle économique dominant  en regard d’alternatives possibles constituerait les fondements d’un « débat socio-cognitif institutionnalisé » et permettrait, au-delà du débat d’idées,  d’imprimer fermement chez l’apprenant la notion qu’il n’existe pas de pensée unique.

Image Flickr AttributionNoncommercialShare Alike JaHoVil et 350.org

Retrouvez le deuxième et le troisième volet de cette réflexion.

]]>
http://owni.fr/2011/04/11/la-fabrique-de-citoyens-liberte/feed/ 9
Apprendre est un état d’esprit http://owni.fr/2011/02/07/apprendre-est-un-etat-d%e2%80%99esprit/ http://owni.fr/2011/02/07/apprendre-est-un-etat-d%e2%80%99esprit/#comments Mon, 07 Feb 2011 08:04:19 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=44962 Quelle nouvelle chose avez-vous apprise dernièrement ? Une langue, un sujet particulier, une compétence physique, artistique ?

D’où l’impulsion vous est-elle venue ? Souci d’arrondir votre pratique professionnelle ? Volonté de développer une nouvelle facette de votre personnalité ?

Une fois l’apprentissage commencé, l’envie est-elle restée ? Avez-vous continué malgré les difficultés -inévitables dans la maîtrise d’une compétence-, ou avez-vous abandonné ?

Pourquoi ?

Ces questions restent non seulement pertinentes, mais sont essentielles, lorsqu’on réfléchit à la maîtrise de compétences dispensées par l’école : comment motiver les élèves ? Comment leur donner, et leur faire conserver l’envie d’apprendre –une question au cœur de la prévention du décrochage scolaire ?

Dans l’article publié par l’OCDE Motivation et émotion : deux piliers de l’apprentissage en classe [pdf], Monique Boekaerts, de l’université de Leyde, lie directement la motivation de l’apprenant à ses émotions : la motivation d’un apprenant à mener à bien une tâche dépend des émotions qu’il associe à la matière. Avoir une affinité naturelle pour le sujet est important, mais ce n’est qu’un point de départ : à cela s’ajoute la perception que l’élève élabore de ses échecs et de ses réussites dans cette matière, tout au long de sa scolarité. Et cette perception, il ne l’élabore pas seul : ses enseignants successifs y contribuent également.
La recherche montre qu’un élève qui a tendance à expliquer un échec par une cause externe -« J’ai raté parce qu’il faisait trop chaud », « On n’avait pas assez de temps » « Je n’avais pas assez travaillé »-  est plus susceptible de se remettre de cet échec qu’un élève qui lui impute une cause interne -« J’ai raté parce que je ne comprends pas, parce que je ne suis pas bon. »
Fait intéressant : la recherche montre que l’attribution causale interne est dommageable également lorsqu’il s’agit d’expliquer une réussite [en].

« Le point crucial ne réside pas dans la capacité, mais dans la façon dont vous appréhendez cette capacité »

Carol Dweck [en], professeure de psychologie à l’université de Standford, travaille depuis plusieurs décennies à mettre à jour les caractéristiques mentales associées à l’échec et à la réussite en apprentissage ; ses recherches l’ont amenée à dégager deux types de « mentalité » (« mindset ») selon lesquelles nous interprétons nos capacités : une mentalité fixe (« fixed mindset ») et une mentalité perfectible (« growth mindset ») [en] : « La recherche montre que le point crucial ne réside pas dans la capacité, mais dans la façon dont vous appréhendez cette capacité (…) »

Si vous la voyez comme quelque chose d’inhérent, un « don » (fixed mindset), vous aurez alors tendance à moins y travailler – l’effort, c’est bon pour les gens qui ne sont pas doués ! De là, si vos performances commencent à baisser, vous aurez tendance à ignorer vos erreurs, car à la lumière de cette mentalité, elles menacent non ce que vous faites, mais ce que vous êtes. Pour un élève, une « mentalité fixe » se traduira par l’abandon aux premiers échecs, ainsi qu’une propension à plus tricher aux examens.

Si par contre vous envisagez vos capacités comme quelque chose qui peut être développé (growth mindset ), échouer n’est pas ressenti comme une menace envers votre identité : l’échec est une information qui vous permet de mieux développer des stratégies de réussite.

Dans un article de 1975, qui reste le plus cité de la psychologie contemporaine, Dweck décrit l’expérience [pdf, en] qu’elle a menée dans une classe de primaire, auprès d’élèves présentant une mentalité fixe :  « S’ils tombaient sur une série de problèmes de math qu’ils ne pouvaient résoudre, ils ne pouvaient plus non plus résoudre des problèmes qu’ils avaient résolus auparavant, et ce pendant des jours. À travers une série d’exercices, les expérimentateurs entraînèrent la moitié de ces élèves à attribuer leurs échecs à des efforts insuffisants –et à réussir. Le groupe contrôle, quant à lui, ne montra aucune amélioration. (…) Ces résultats, dit Dweck, appuient totalement l’idée que les attributions (causales) sont une composante-clé de la maîtrise d’une compétence.” » (traduction de l’auteur)

Une des plus émouvantes expériences de l’histoire de l’éducation

À la lumière de ce modèle psychologique, j’ai revisité une expérience qui reste pour moi une des plus émouvantes de l’histoire de l’éducation : celle de Jane Elliott [en]. Au lendemain de l’assassinat de Martin Luther King, Elliott, enseignante d’une petite ville blanche de l’Iowa, décide de donner à ses élèves une leçon de tolérance. Mais comme la tolérance n’est pas une leçon à apprendre, mais un état à ressentir, Elliott décide de faire ressentir à ces enfants blancs ce que c’est d’être catégorisé a priori en fonction d’une caractéristique physique à laquelle vous ne pouvez rien : elle divise sa classe en « yeux bleus » et « yeux marron ». Elle explique à ses jeunes élèves (8-9 ans) qu’on allait jouer au jeu de la discrimination, et qu’aujourd’hui, on allait discriminer les yeux marron : les yeux marron, c’était prouvé, n’étaient pas très intelligents. Et de fait, durant toute la journée, Elliott met en avant, à chaque occasion, les fautes que font les « yeux marron», elle insiste sur leur rôle dans les disputes, si infimes soient-elles. En moins d’une heure, ce qui était au départ une classe harmonieuse se transforma en un microcosme raciste ; les « yeux bleus » affichant tous les indices de la discrimination : arrogance, moqueries, insultes envers leurs amis d’hier.
Le lendemain, Elliott poursuivit l’expérience en inversant les rôles : tout se répéta, cette fois-ci aux dépens des « yeux bleus ». Et finalement, l’enseignante termina l’expérience en revenant, avec sa classe, sur ce que chacun avait éprouvé lorsqu’ils étaient l’objet de la discrimination ; tous exprimèrent, dans leurs mots et leurs gestes, l’intense désarroi ressenti. Cette expérience imprima en eux une réaction viscérale durable contre toute forme de ségrégation.

Durant l’expérience, Elliott remarqua également un changement totalement inattendu : les performances scolaires du groupe discriminé s’effondrèrent.

Si l’on regarde cette expérience selon l’angle « fixed vs growth mindset », Elliot instille clairement chez ses « discriminés » une  mentalité fixe  vis-à-vis d’eux-mêmes (En ce qui concerne le groupe « valorisé », les choses sont moins claires : de manière intéressante, Elliott se focalise sur la dévalorisation d’un groupe et ne valorise donc qu’indirectement la supériorité intrinsèque de l’autre groupe).

Le plus court chemin vers l’égalité des chances

La leçon de tolérance d’Elliott montre –tout-à-fait incidemment- à quel point l’attitude de l’enseignant vis-à-vis d’un élève peut influer sur les performances scolaires, indépendamment de la qualité du contenu enseigné, puisqu’ici, l’enseignante était la même.
Et au-delà des performances, l’attitude de l’enseignant  pèse sur la vision qu’un élève aura de lui-même et sur la lecture qu’il fera du monde.
Dans le quotidien scolaire, cela s’opère en touches subtiles et sans doute largement inconscientes ; le prof choisira-t-il de dire : « Excellente note, tu es vraiment douée ! » ou « Tu as dû vraiment bien travailler ton sujet ! » ? Choisira-t-il de valoriser la performance pure –celle que la note d’interrogation retient exclusivement – ou l’effort envers et contre tout, l’acharnement malgré les déceptions, la recherche de nouvelles stratégies, le fait de choisir volontairement des tâches difficiles, le fait de s’améliorer ?

Nos réflexions trahissent nos valeurs. Et nos valeurs ne nous sont pas forcément conscientes. Pourtant, ces valeurs laisseront une trace tangible sur ceux que nous éduquons.

Plus nous avancerons dans l’intégration des technologies à l’école, et plus le rôle d’enseignant glissera de celui de transmetteur de savoir à celui de facilitateur. Internet donne accès à tout le savoir du monde, mais pour le reste… S’assurer que l’apprenant possède une vision perfectible de soi,  un « growth mindset », devrait faire partie du mandat de l’école ; dans une économie de la connaissance, cela est certainement le plus court chemin vers l’égalité des chances.

Images CC Flickr SweetGirl81 Rishi Menon aaron schmidt

]]>
http://owni.fr/2011/02/07/apprendre-est-un-etat-d%e2%80%99esprit/feed/ 37
Education sans émotion n’est que ruine… http://owni.fr/2010/11/10/education-sans-emotion-nest-que-ruine/ http://owni.fr/2010/11/10/education-sans-emotion-nest-que-ruine/#comments Wed, 10 Nov 2010 12:01:30 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=34585 Il y a quelques semaines, OWNI publiait la « Lettre à Laurence », retraçant le parcours d’une nouvelle enseignante arrêtée pour dépression. Une voix intéressante au milieu des turbulences du moment – intéressante parce qu’elle exprime, non des revendications, mais avant tout des émotions.

Situons brièvement les faits : en France, depuis la réforme du master, les futurs enseignants se voient enseigner exclusivement leur matière, et ce jusqu’à l’obtention du CAPES. À l’issue de quoi ils deviennent profs stagiaires ; ils se retrouvent alors seuls face à de vrais élèves, et doivent, par tâtonnements, découvrir le jeu subtil de la dynamique de classe, trouver leur place au sein de cette dynamique, et maîtriser le tout suffisamment pour être à même de susciter l’intérêt des élèves pour leur matière.
Ne pas y arriver est le constat (tardif) que vous n’êtes pas fait pour l’enseignement. Comme le rapporte Olivier Ertzscheid : « Laurence a reçu une lettre. Une lettre de l’inspecteur d’académie. Dans sa lettre l’inspecteur lui écrit :

“Laurence, si vous ne vous sentez pas capable de faire ce métier, il faut démissionner.” »

Cruelle gestion des ressources humaines que cette façon de « préparer » les enseignants à leur métier en toute abstraction des élèves, puis de laisser à la nature le soin de faire le tri final.
Étrange gestion des ressources humaines, aussi : en focalisant les études de prof, non sur la relation avec l’apprenant, mais sur la matière à enseigner, on attire des étudiants dont le profil n’est pas adapté à la réalité de l’enseignement.

Des grands-mères pour faciliter l’apprentissage

La première compétence à développer pour devenir un bon enseignant est l’intelligence émotionnelle. L’expérience Hole in the Wall le montre clairement avec son « granny cloud ». Dans cette expérience, les enfants des bidonvilles indiens sont mis sans supervision devant un ordinateur afin de voir s’ils peuvent apprendre seuls. L’expérience est un succès, mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les performances des enfants font un bond lorsqu’on leur adjoint des « grand-mères » qui ne connaissent rien au contenu d’apprentissage, et qui sont simplement là pour les encourager et les valoriser dans leur quête de connaissances.
Parallèlement, la recherche montre que lorsque quelqu’un est stressé, ce stress court-circuite ses capacités cognitives : Daniel Goleman explique, dans son ouvrage Emotional Intelligence : « Le cortex préfrontal est la région du cerveau responsable de la mémoire de travail. Mais les circuits allant du cerveau limbique aux lobes préfrontaux font que les signaux provoqués par de fortes émotions –telles l’anxiété et la colère- peuvent saboter la capacité du lobe préfrontal à maintenir la mémoire de travail. C’est pourquoi, lorsque nous sommes affectés émotionnellement, nous avons l’impression de ne plus pouvoir “penser correctement” -et c’est aussi pourquoi une détresse émotionnelle continuelle peut provoquer un déficit intellectuel chez l’enfant, affectant sa capacité à apprendre. » (Daniel Goleman, Emotional Intelligence, why it can matter more than IQ, Editions Gantham Trade Paperback, 1995, page 27 –ma traduction)

Or c’est là que le bât blesse : de façon systématique –sinon consciente, l’institution scolaire tend à ignorer la dimension émotionnelle, comme ciment constitutif de l’expérience d’apprentissage.

Un pur produit de l’éducation nationale

« Je suis pas fière d’être française ! » Cette réflexion d’Esmeralda, une ado maghrebine, est tirée du film Entre les murs, de Laurent Cantet. Dans une classe multiethnique, un jeune Réunionnais présente son autoportrait à la classe de français : « Je suis français… », commence-t-il, avant d’être interrompu par Esmeralda qui ne comprend pas qu’on puisse être à la fois réunionnais et français. Après un échange assez vif, elle conclut : « En tout cas, moi, je suis pas fière d’être française !»
Cette remarque, plaie vive dévoilée aux autres, était l’occasion rêvée pour le prof de faire réfléchir cette classe multiethnique à ce que c’est pour eux qu’être fançais ; leur donner à voir que, s’ils ont la nationalité française, ils sont de facto partie-prenante dans la constitution de l’identité française. Soyons fou : cela aurait même pu déboucher sur un exercice de démocratie pratique, où les jeunes auraient ultimement posté leurs réflexions sur le site du débat sur l’identité nationale.

Mais l’enseignant balaye la remarque comme s’il s’agissait d’une provocation sans profondeur. Le prof Marin/Bégaudeau est un pur produit de l’éducation nationale, aussi peu entraîné à entendre l’émotion chez ses élèves, que l’inspecteur de l’éducation nationale de la “Lettre à Laurence” n’est capable d’intelligence émotionnelle vis à vis de l’enseignante.

« Conscious schooling » ?

Dans son ouvrage Conscious business – How to build value through values, (Business et conscience : comment créer de la valeur grâce aux valeurs –ma traduction), Fred Kofman, lauréat du MIT Teacher of the Year Award, établit un cadre théorique permettant d’évaluer toute organisation selon trois dimensions :

Le « ça » – qu’est-ce qu’on fait dans l’organisation ? (les missions de l’organisation, et leurs déclinaisons concrètes sur le terrain)
Le « nous » – comment nous sentons-nous lorsque nous le faisons ?
Le « moi » – qu’est-ce que j’en tire ? Comment puis-je me réaliser et me dépasser dans cette organisation ?

Il note que les entreprises les meilleures abordent ces trois points consciemment et volontairement.

Je pense qu’il est crucial d’envisager l’institution scolaire dans ces termes-là.

Le « ça » de l’école, ses missions, sont énoncées plus ou moins clairement dans des textes officiels –les connaissez-vous ? Enseignants, les présentez-vous à vos élèves ?
Elles sont importantes : elles permettent de savoir « pourquoi on pédale ».
Sur le terrain, il est facile de perdre ces missions de vue sous la charge lourde du quotidien scolaire ; il est parfois aussi difficile de voir comment elles s’actualisent à travers un programme scolaire, un type d’examen ou un style pédagogique.
Le projet de la Royal Society of Arts, Opening Minds, développé par nos voisins britanniques, a justement pour vocation de réduire la fracture ressentie entre cursus scolaire et missions de l’école :
« Opening Minds (est) un cadre large permettant aux écoles de présenter le contenu du cursus scolaire national de manière créative et flexible, afin que les jeunes quittent l’école avec la capacité de s’épanouir dans le monde réel, et de le marquer de leur empreinte.
(…) Ce cadre est basé sur cinq types de compétences : la citoyenneté, l’apprentissage, la gestion de l’information, la capacité à gérer les situations, et la relation aux autres.
» (ma traduction)
Une école qui a pour ambition d’apprendre à ses élèves à penser doit présenter, et faire réfléchir ses membres (élèves et personnel éducatif confondus) sur les buts ultimes poursuivis par l’institution scolaire.

Un univers où des individus vivent ensemble

Le « nous » est le grand absent de toute réflexion menée autour de l’école : dans les discours officiels, dans les articles de journaux, le « nous » n’existe pas ; il y a des enseignants d’une part, avec leurs problèmes d’enseignants, et de l’autre il y a des élèves avec leurs problèmes d’élèves. Or ces deux groupes que, dans le meilleurs des cas, on s’efforce de décrire comme des entités discrètes (et dans le pire, comme des opposants), doivent vivre plus de la moitié de leur vie éveillée ensemble. Dans cet univers comme dans tout groupe social, le niveau de satisfaction ou de souffrance d’une personne est pour une large part dépendant du niveau de satisfaction ou de souffrance des autres -indifféremment du fait que l’on soit enseignant ou élève. Certes le niveau de bien-être individuel peut avoir différentes origines, mais ultimement, il devra être assumé par la communauté scolaire dans sa globalité.
Il est vital d’envisager l’école comme un univers où des individus (et non pas des enseignants et des élèves) vivent ensemble.

Un récent article du Scientific American décrit une recherche de Anita Woolley et al., dans laquelle les auteurs cherchent à comprendre ce qui permet de prédire le niveau de performance d’un groupe : « Les chercheurs ont trouvé que l’intelligence de chacun des membres du groupe n’était pas un bon prédicateur du niveau de performance d’un groupe. Les équipes les plus performantes étaient celles (dont les) membres interagissaient bien, parlaient à tour de rôle (…). »
La capacité cognitive d’un groupe est directement liée à la capacité de ses membres à bien s’entendre.
Concrètement, en matière d’évolution de la structure scolaire, cela implique d’intégrer des moyens de médiation entre les différents acteurs scolaires, lorsque les conflits éclatent. Je ne parle pas ici de sanctions, mais de gestion des relations au jour le jour, dans le but de rééquilibrer le moindre début de dynamique nocive. Cultiver l’intelligence émotionnelle apparaît comme un incontournable, que ce soit dans la formation des futurs enseignants, que dans le cursus scolaire des élèves.

Le « moi » correspond à la partie la plus personnelle et individuelle de l’expérience scolaire. La question qui caractérise cette dimension est cruciale – qu’est-ce que j’en tire ? Comment puis-je me réaliser et me dépasser dans cette organisation ?
Comment moi, en tant que personne, puis-je intégrer mes aspirations personnelles dans l’exercice de mon métier d’enseignant ?
Réfléchir à l’enseignement selon ces termes permet une articulation consciente de ses propres valeurs à l’acte d’enseignement.

L’excellence professionnelle par l’épanouissement personnel

Notons qu’ici, l’enjeu est différent selon qu’on est enseignant ou élève : l’enseignant a fait le choix de devenir enseignant, de persévérer dans ce métier ; l’élève ne choisit pas d’être élève. L’enseignant a la liberté de quitter l’institution s’il ne se réalise pas dans ce cadre –l’élève n’a pas cette option.
Cette absence d’alternative, chez l’élève est selon moi au cœur du problème de cyberintimidation des enseignants par leurs élèves. Insultes en ligne, groupes haineux sur Facebook, vidéos de profs qui « pètent le plombs » –les exemples d’attaques d’enseignants sur Internet ne manquent pas (un exemple commenté ici ). Beaucoup s’accordent à penser que la cyberintimidation est un problème d’éducation aux médias. Limiter le problème à cela, c’est évacuer la dimension émotionnelle et personnelle dans la relation prof/élève, et ne pas prendre en considération le peu de moyens institutionnels donnés à l’élève pour résoudre pacifiquement les tensions interpersonnelles à l’école –surtout lorsqu’elles impliquent un enseignant.

Le cadre théorique ça/nous/moi que je viens d’appliquer à l’institution scolaire, nous vient du monde des affaires. Abandonnant aux années 1900 la vision fordiste de la division du travail pour la maximisation du profit, le 21e siècle est en train de développer un modèle de travail collaboratif promouvant l’excellence professionnelle par l’épanouissement personnel. Ce modèle est un succès économique : il contient en soi sa propre motivation.

L’école –dont une des missions est de préparer les jeunes à prendre leur place dans le monde du travail- doit gagner en intelligence émotionnelle, sous peine de formater les élèves à un monde qui n’existe déjà plus.

Images CC Flickr State Records NSW, cliff1066™ et  St Boniface’s Catholic College

Image CC Marion Boucharlat pour OWNI

]]>
http://owni.fr/2010/11/10/education-sans-emotion-nest-que-ruine/feed/ 24
Comment Internet libère l’éducation de la scolarisation http://owni.fr/2010/10/01/comment-internet-libere-l%e2%80%99education-de-la-scolarisation/ http://owni.fr/2010/10/01/comment-internet-libere-l%e2%80%99education-de-la-scolarisation/#comments Fri, 01 Oct 2010 11:09:34 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=29975 From « Another Brick in the Wall » to « The Hole in the Wall »

Petit exercice d’affûtage intellectuel : dans les deux exemples ci-dessous, pouvez-vous trouver quelles sont les deux notions distinctes qui sont utilisées comme synonymes ?

Exemple 1 – Dans son Rapport mondial de suivi de l’EPT (éducation pour tous), l’UNESCO présente les « Nouveaux chiffres sur l’aide à l’éducation » en illustrant son propos par la photo d’une classe, quelque part en Afrique. Dans la marge, un titre indique : « 32 millions d’enfants exclus de l’école en Afrique subsaharienne ».

Exemple 2 – L’article 28 de la Convention internationale des droits de l’enfant stipule que l’éducation des enfants est un droit ; dans cette optique, les états signataires de la convention
a) (…) « rendent l’enseignement primaire obligatoire et gratuit pour tous ;
b) Ils encouragent l’organisation de différentes formes d’enseignement secondaire, tant général que professionnel, (…) »

Réponse : les deux notions distinctes utilisées comme synonymes étaient « éducation » et « scolarisation » -c’est vrai que le titre de ce billet vous mettait largement sur la voie, mais sans lui, vous auriez peut-être eu du mal à vous en rendre compte tant, dans l’imaginaire collectif comme dans le discours officiel, éducation et scolarisation ne font qu’un : éduquer un enfant, c’est le scolariser – et notons au passage que la réciproque est également tenue pour vraie : scolariser un enfant, c’est l’éduquer.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce deuxième point, mais comme il s’agirait essentiellement d’une critique de l’école, je préfère focaliser ici la discussion sur la première assertion généralement beaucoup moins débattue :

« Éduquer un enfant, c’est le scolariser »

Pour qui a un tant soit peu étudié l’ethnologie -et par là fait l’expérience de la multitude des façons d’être humain-, il est frappant de constater comment le modèle scolaire, avec son unité-classe, son enseignant détenteur de savoir, son découpage par matières (et jusqu’à la hiérarchisation des matières, voir Ken Robinson [EN] lors de TEDx), s’est imposée de manière globale et incontestée comme la seule solution à l’éducation –même si cela implique une ségrégation des classes d’âge dans des sociétés qui ne la pratiquaient pas jusque-là.

Lorsqu’un modèle est ainsi accepté de manière aussi unanime, on comprend que cela puisse freiner l’émergence d’autres avenues éducatives. Les idées d’Ivan Illich [EN] et sa Société sans école (Unschooling society) sont restées à l’état d’idées ; le « unschooling » [EN], qui consiste à attendre que la demande éducative vienne de l’enfant lui-même pour l’y accompagner, a de quoi rendre nerveux un parent normalement constitué : si un enfant a la possibilité de jouer à des jeux vidéo toute la journée, va-t-il réellement décoller de sa PlayStation pour commencer à explorer volontairement d’autres avenues éducatives ? Est-ce responsable de faire courir à son enfant le risque d’une éducation qui n’est pas validée socialement ?

L’innovation est venue d’Inde

Il est donc peu étonnant qu’en matière d’alternative à la scolarisation, l’innovation ait finalement émergé d’un continent où la scolarisation est seulement l’apanage d’une minorité – à savoir l’Inde.

En voici l’histoire.

L’ordinateur est un aimant à enfants : c’est en partant de cette observation simple que le Docteur Sugata Mitra, cognitiviste et chercheur en éducation a décidé d’encastrer un ordinateur dans le mur d’un bidonville de Kalkaji, New Delhi. L’ordinateur est connecté à l’Internet haute vitesse, et les enfants peuvent s’en servir comme ils veulent. « Comme ils veulent » est l’expression juste, car il n’y a aucun adulte pour leur expliquer quoi que ce soit. L’hypothèse de Mitra [EN] est la suivante : « Tout groupe d’enfants a la capacité d’acquérir les compétences informatiques de base par apprentissage incident, dans la mesure où les apprenants ont accès à un poste informatique proposant du contenu divertissant et motivant, et un accompagnement humain minimal. »

L’expérience de Mitra fut un succès, l’hypothèse largement confirmée, au point qu’on commença à installer des ordinateurs en accès libre dans d’autres bidonvilles. Le projet devint une entreprise, désormais connue sous le nom de Hole-in-the-Wall Education Ltd (HiWEL).

Mais peut-on réellement tout apprendre sans enseignant ? Le but de Mitra était à présent de tester les limites de son dispositif. Mitra mit la barre haute : « Est-il possible pour des enfants de douze ans parlant seulement le Tamil d’acquérir par eux-mêmes des notions de biotechnologie présentées en anglais ? »
De son propre aveu, Mitra pensait faire ici la démonstration que certains sujets sont trop complexes pour qu’il puisse y avoir apprentissage sans enseignement : « Je pensais que j’allais les (pré) tester, ils auraient zéro, je leur fournirais du matériel, je reviendrais les tester, ils auraient à nouveau zéro, et je pourrais dire : oui, nous avons besoin d’enseignants pour certaines choses. »
26 enfants livrés à eux-mêmes, des postes informatiques délivrant du matériel multimédia relatif à la biologie, deux mois pour faire du sens avec ce contenu en langue étrangère –sans aucune supervision adulte. Et après deux mois, la question fatidique du Dr Mira aux enfants, soudainement très silencieux :
- Alors, est-ce que vous avez compris quelque chose ?
- Non, rien…
- Combien de temps avez-vous pratiqué avant de décider que vous n’y compreniez rien ?
- Oh, nous avons pratiqué tous les jours !
- Comment, pendant deux mois, vous avez regardé quelque chose que vous ne compreniez pas ?

À ce point une fillette de 12 ans lève la main, et dit, littéralement :

Mis à part le fait que la réplication inexacte des molécules d’ADN est la cause des maladies génétiques, nous n’avons rien compris d’autre.

Vieille de trois ans, cette expérience vient seulement d’être publiée dans le British Journal of Educational technology [EN]. L’histoire ressemble trop à un conte de fée pour qu’un journal réputé le publie à la légère.

C’est vrai qu’il y a de quoi être saisi par ce côté « miraculeux » de l’expérience ; c’est qu’elle remet en cause ce qu’on tenait pour incontournable dans l’éducation : qu’il n’y a pas de connaissance profonde sans enseignement. Mitra, lui, pose les jalons d’une nouvelle appréhension de l’éducation :

L’éducation est un système auto-organisé, où l’apprentissage est un phénomène émergent

En fait, l’idée que l’apprentissage est un phénomène émergent n’est pas neuve : Piaget et Chomsky, pour ne citer qu’eux, ont montré comment le cerveau humain est une machine à faire du sens. Cependant, dans le monde d’avant Internet, cet « apprentissage spontané » ne traitait que la réalité immédiate, que ce soit la langue maternelle dans le cas de la grammaire générative, ou le monde physique pour les diverses conservations et opérations mises en évidence par Piaget. Dans des conditions normales, les connaissances moins « basiques » n’étaient pas expérimentables : on peut faire l’expérience de la conservation de la matière en faisant de la pâte à tarte dans la cuisine familiale. Mais on ne peut pas faire l’expérience de la façon dont les neurones miroirs sont activés chez une personne qui en voit une autre pleurer, ou rire, ou bailler. À ce niveau, l’apprentissage devait céder la place à l’enseignement, et l’éducation prenait la forme de scolarisation.

Oui mais voilà : avec Internet, on peut faire l’expérience de la façon dont les neurones miroirs sont activés. On peut même en faire l’expérience multimédia. Grâce à la structure non linéaire de la Grande Toile (hyperliens, recherche par mots-clé), on peut aussi compléter sa recherche sur les neurones miroirs, et découvrir ainsi qu’ils sont à la racine de l’empathie.

En permettant à l’apprenant d’insérer sa connaissance dans un réseau de connaissances connexes, l’éducation se fait en profondeur, et en cohérence avec le questionnement particulier de l’apprenant.

L’apprentissage est social

Dans l’expérience Hole in the Wall, il n’est pas question d’avoir un ordinateur par enfant- la situation économique ne le permet évidemment pas. L’approche occidentale a tendance à considérer cela comme un désavantage (Cf. des initiatives comme One Laptop Per Child). Mais est-ce réellement le cas ? Avec quatre, cinq enfants autour d’un même ordinateur, l’apprentissage se fait socialement –et de façon ludique. Mitra indique à plusieurs reprises que spontanément, un enfant qui « a compris quelque chose » prend le rôle de tuteur envers les autres. Et chaque enseignant sait qu’un élève capable d’expliquer un concept à un autre élève démontre une maîtrise du concept bien plus grande que celui qui se contente d’avoir compris. Apprendre en groupe autour d’un même ordinateur, dans un contexte où tous les apprenants sont égaux, ouvre la voie au tutorat spontané ; et il ouvre aussi la voie à la négociation sociale du sens –c’est le conflit socio-cognitif, mis en évidence pas Vygotskyet repris par Doise et Mugny : « (…) l’interaction sociale est constructive dans la mesure où elle introduit une confrontation entre les conceptions divergentes. Un premier déséquilibre interindividuel apparaît au sein du groupe puisque chaque élève est confronté à des points de vue divergents. Il prend ainsi conscience de sa propre pensée par rapport à celle des autres. Ce qui provoque un deuxième déséquilibre de nature intra-individuelle : l’apprenant est amené à reconsidérer, en même temps, ses propres représentations et celles des autres pour reconstruire un nouveau savoir. »

La notion de « minimally invasive education » [en] mise en œuvre de façon concrète dans The Hole in the Wall, n’aurait pas été envisageable avant Internet : il fallait d’abord que le monde se dote d’un système centralisant le savoir humain, l’inter-reliant, le rendant « recherchable », et surtout le rendant accessible à tous -bref, le dotant des mêmes qualités par lesquelles nous appréhendons le monde réel.
Mais paradoxalement, The Hole in the Wall remet aussi à sa place Internet dans le processus éducatif : cette expérience nous confirme qu’en matière d’apprentissage, c’est bien le cerveau qui est l’outil : Internet fournit à l’état brut, « naturel » et raisonnablement chaotique, la matière sur laquelle l’outil-cerveau s’exerce.
Et l’expérience nous confirme également c’est que l’apprentissage est social : il naît de la confrontation de sa propre réalité, de ses propres croyances, à celles des autres.

Une remarque en passant : cette expérience nous permet justement de confronter nos propres croyances en matière d’éducation scolaire à une autre réalité. Choisirons-nous l’orthodoxie, ou déciderons-nous que l’école est capable d’apprendre ?

À voir, l’exposé de à TEDx de Sugata Mitra :

Image CC Flickr Frerieke, Adam Pieniazek

]]>
http://owni.fr/2010/10/01/comment-internet-libere-l%e2%80%99education-de-la-scolarisation/feed/ 10
Le plagiat dans la culture du partage http://owni.fr/2010/07/28/le-plagiat-dans-la-culture-du-partage/ http://owni.fr/2010/07/28/le-plagiat-dans-la-culture-du-partage/#comments Wed, 28 Jul 2010 16:01:30 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=22878 L’Ontario vient de faire l’acquisition du programme Turnitin de détection du plagiat, lequel sera opérationnel dans toutes les écoles publiques de la province à l’automne prochain. Cette mesure est destinée à aider dans leur tâche les enseignants, pour qui le plagiat chez les élèves est un enjeu qui prend de l’ampleur.

Cependant, Turnitin est loin de faire l’unanimité : il a déjà été refusé par certaines universités canadiennes (Mount Saint Vincent University, Ryerson University). En effet, ce programme propriétaire fonctionne notamment en consignant les examens et dissertations des étudiants dans une base de données permettant, certes, la détection du plagiat, mais en violant de fait le droit d’auteur de ces élèves.

De plus, le fait de soumettre systématiquement les devoirs au « détecteur » dénie aux élèves la présomption d’innocence.
David Boucher, de la Commission de l’éthique de la science et de la technologie du Canada, note dans son document de synthèse Le pl@giat électronique dans les travaux scolaires : « (…) fait intéressant, voire troublant, deux universités énoncent explicitement que tout étudiant soupçonné de plagiat est présumé coupable jusqu’à ce qu’il fournisse la preuve du contraire . Il s’agit d’un renversement par rapport à la tradition juridique et d’une situation qui soulève un enjeu éthique ». Nota : les deux universités sont L’Université Laval -voir article 28, alinéa b de son Règlement disciplinaire- et l’Université McGill -voir son Guide des droits et obligations de l’étudiant-.

L’utilisation de Turnitin dans les écoles risque donc d’envoyer un message pour le moins embrouillé quant aux valeurs promues par l’éducation publique. Est-ce réellement comme cela que l’on compte « remettre les élèves dans le droit chemin » ?

Le paradoxe scolaire

Comment définiriez-vous un plagiaire ? Diriez-vous que c’est quelqu’un qui recopie mot à mot un passage sans citer d’où il vient ? Dans ce cas, ma fille de 10 ans est plagiaire : je l’ai trouvée il y a quelques temps en train de recopier, pour l’école, un paragraphe de Wikipédia ; je précise qu’elle faisait ça studieusement, avec papier-crayon, et la langue pendant du côté où penche sa tête.
Nota : « la langue pendant du côté où penche sa tête » est une très jolie expression, mais je ne suis pas sûre qu’elle soit de moi. Peut-être de Marcel Aymé, dans Les contes du chat perché. A tout hasard, je préfère me couvrir…

Peut-être l’exemple de ma fille n’est-il pas tout à fait typique de ce qu’est le plagiat : en effet, elle ne plagiait pas intentionnellement. Le vrai plagiaire est celui qui s’approprie, en toute connaissance de cause, des idées qui ne sont pas de lui.
Jean de Lire, chargé de mission à la Cellule Cyberécole de l’Administration de l’Enseignement de la Communauté française (Belgique) fait une réflexion intéressante à ce sujet :

Le tout est de savoir où commence le plagiat. Car qui dit plagiat dit bénéfice, en l’occurrence pour l’élève. Or s’inspirer de données, qu’elles soient en ligne ou non, pour reconstruire un thème, sachant qu’on ne l’a pas inventé, c’est ça l’école.

L’école, avec son socle de connaissances, encourage la rétention de notions et d’idées venues du passé. De là, la valeur accordée à la pensée originale de l’élève est subordonnée à celle d’un Spinoza ou d’un Kant. L’école, c’est dans une large mesure le règne de la pensée d’emprunt. Le plagiat y est donc, sinon légal, du moins « aligné idéologiquement ». Lorsque j’ai expliqué à ma fille qu’il vaudrait mieux qu’elle réécrive le passage de Wikipédia dans ses propres termes, elle m’a répondu : « Pourquoi ? C’est beaucoup mieux écrit ici ! »

"C'est du plagiat. Si cela se reproduit, vous serez exclu de notre université"

Les raisons du plagiat

Cette réflexion nous invite à nous poser une question à mon sens vitale, si l’on veut régler en profondeur le problème du plagiat : pourquoi l’élève plagie-t-il ?
Or, fait significatif, si les études quantitatives sur le plagiat ne manquent pas, je n’ai pas réussi à trouver de recherches qualitatives sur les causes du plagiat.

Dans son article publié sur Profweb, Nicole Perreault mentionne intuitivement plusieurs raisons pour lesquelles les élèves plagient : la méconnaissance des normes reliées à la citation des sources –c’est là que se situe ma fille, et c’est aussi là où se situent bon nombre d’étudiants, selon Michelle Bergadaà, spécialiste de la question. La réponse à cela est relativement simple : enseigner aux élèves comment citer leurs sources.

Une autre raison serait de gagner du temps : dans cette rubrique, Nicole Perreault cite notamment deux étudiants : l’un déclare « nous sommes obligés de frauder un jour ou l’autre afin de respecter le temps dont on dispose », alors que l’autre avoue « tout est sous la main, alors pourquoi se fatiguer? ». Ces deux raisons avancées pour justifier le plagiat sont fort différentes :

« Nous sommes obligés de frauder un jour ou l’autre afin de respecter le temps dont on dispose » pose la question des exigences qui pèsent sur les étudiants. Sir Ken Robinson décrit avec justesse l’inflation des diplômes qui caractérise notre époque. Il y a quarante ans, tout diplôme d’études supérieures vous assurait un bon emploi. Aujourd’hui, il faut viser le doctorat pour se distinguer de ses contemporains. La prolongation des études, alliée à la crise économique, oblige de nombreux étudiants à travailler parallèlement à la poursuite de leurs études. La raison invoquée ici pour expliquer le recours au plagiat est liée à la situation socio-économique des étudiants, et à la charge de travail que l’institution leur impose. S’attaquer à ce point est une tâche d’envergure, qui ne risque pas d’être réglée demain, et qui dépasse largement le cadre du plagiat pour toucher à celui de la reproduction sociale de l’éducation.

« Tout est sous la main, alors pourquoi se fatiguer? » est un aveu de fainéantise. Cependant, chacun sait d’expérience que la fainéantise n’est pas un trait de caractère : elle dépend du contexte. Qui aurait recours au plagiat pour répondre à une question qui le/la passionne ? Les devoirs scolaires se prêtant bien au plagiat ont des thèmes bateau, souvent à cent lieues des intérêts des élèves. Pour minimiser le risque de plagiat, il s’agit donc de poser aux élèves des questions sur lesquelles ils ont une opinion, ou sur quoi ils verront l’intérêt de réfléchir.

Mais ce n’est pas suffisant. Car soyons honnêtes : même si un enseignant demande l’opinion de l’élève dans une dissertation argumentative, c’est avant tout pour satisfaire au cursus, pas par réelle envie de connaître son point de vue. Dans son article Four Reasons to Be Happy About Plagiarism, Russell Hunt déclare : « Je ne suis pas convaincu que nous puissions résoudre le problème (du plagiat) en assurant aux étudiants qu’ « ils ont quelque chose de significatif et d’important à dire » (…) On ne peut dissocier (…) ce qu’on a à dire de ceux à qui on le dit, ni de la raison pour laquelle on le dit ». (traduit par le rédacteur). En d’autres termes, poser des questions pour lesquelles les élèves ont des opinions n’est pas en soi suffisant, encore faut-il écouter leurs opinions.

La génération X devrait se souvenir des moments passés sur les bancs de l'école

Valeurs et cultures

On peut bien dire ce qu’on veut, soutiendront certains : le plagiat ne respecte pas la propriété intellectuelle, c’est donc un acte immoral. La tendance, dans les milieux scolaires, est donc à faire comprendre, « de l’intérieur », à la jeune génération, que, plagier, c’est mal. Typiquement, on posera la question « comment vous sentiriez-vous si quelqu’un vous plagiait ? ».
Comment se sentirait cette nouvelle génération d’internautes créateurs ? Très différemment de ceux qui leur posent la question…

En effet, la première confrontation significative qu’un jeune d’aujourd’hui ait avec le droit d’auteur, c’est via des sites tels YouTube. Qu’y apprend-il ? Que s’il veut poster un extrait de son émission préférée, ou un blockbuster qui lui a plu, il n’en a pas le droit –il n’a apparemment pas même le droit de filmer le tournage d’un gros budget.

Par contre, s’il poste une de ses créations, il concède « à YouTube le droit non exclusif, cessible (y compris le droit de sous-licencier), à titre gracieux, et pour le monde entier d’utiliser, de reproduire, de distribuer, de réaliser des œuvres dérivées, de représenter et d’exécuter le Contenu dans le cadre du Service ou en relation avec la mise à disposition de ce Service et l’activité de YouTube, notamment, sans limitation, pour la promotion et la redistribution de tout ou partie du Service (et des œuvres dérivées qui en résultent), en tout format, sur tout support et via tous les canaux média ».

A votre avis, laquelle de ces deux façons de traiter le droit d’auteur énerve notre génération Y ? Si vous avez répondu « la deuxième », vous faites partie de la génération X.

L’emprunt comme création communautaire

Dans la culture dématérialisée des natifs du numérique, l’emprunt n’est pas associé au vol mais à la création communautaire. Pour les membres de la culture du remix, l’emprunt est au cœur de la création, en même temps qu’il représente un hommage (ou à tout le moins une réaction) à une création antérieure. Ce qui frustre un/e Gen Y, ce n’est pas que quelqu’un puisse réutiliser ses productions sans son consentement, c’est qu’il ne puisse mettre les doigts dans celles des autres –particulièrement celles qui forment le canevas de sa propre culture. La culture du remix crée de nouvelles phrases à partir d’un alphabet social partagé par une génération ; ainsi, cet extrait « réinterprété » de La Guerre des Étoiles” ne serait pas si drôle sans le contrepoint de son contexte de départ.

Adopter Turnitin dans les écoles comme remède au plagiat, et faire l’économie d’une réflexion de fond avec les élèves sur le sujet du droit d’auteur, c’est passer à côté de l’essentiel, pour les enseignants comme pour les élèves ; pour les enseignants, car ils ne pourront saisir le clivage radical qui existe entre la génération de la propriété et celle du partage ; et pour les élèves, car ils passeront à côté des enjeux culturels et créatifs liés au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle, à l’heure où ces notions sont revisitées partout dans le monde.

Et pour entamer la discussion sur le droit d’auteur et la propriété intellectuelle avec les jeunes et les moins jeunes, je ne saurais que trop conseiller l’excellent documentaire RIP : a Remix Manifesto, du jeune réalisateur canadien Brett Gaylor.

Illustration CC FlickR par foundphotoslj, Digirebelle ®, dbostrom

]]>
http://owni.fr/2010/07/28/le-plagiat-dans-la-culture-du-partage/feed/ 11
Non, elles n’ont pas rencontré leurs agresseurs sexuels sur Internet http://owni.fr/2010/03/29/non-elles-n%e2%80%99ont-pas-rencontre-leurs-agresseurs-sexuels-sur-internet/ http://owni.fr/2010/03/29/non-elles-n%e2%80%99ont-pas-rencontre-leurs-agresseurs-sexuels-sur-internet/#comments Mon, 29 Mar 2010 06:45:39 +0000 Emmanuelle Erny-Newton http://owni.fr/?p=10961

En tant que pédagogue œuvrant pour l’éducation aux médias, je ne peux que me réjouir du fait que l’Ontario ait décidé d’inclure à son cursus scolaire des leçons sur la sécurité sur Internet.

Le court article du Globe and Mail rapportant ce changement m’a cependant laissée confuse ; en effet, l’article ajoutait « Ce changement est annoncé le jour même où la police de l’Ontario vient d’interpeller trente-cinq personnes pour possession de pornographie infantile » (c’est moi qui traduit).
Ah ? Le message subliminal de l’article est en substance : ceci (danger de pédopornographie) explique cela (leçons de sécurité sur Internet). Le coup de filet de l’Ontario aurait-il donc montré que les jeunes victimes ont rencontré leurs bourreaux en ligne ? me dis-je in petto…

Pour en avoir le cœur net, je remonte jusqu’au communiqué de presse diffusé par les services de police. Là, plutôt qu’une réponse directe à ma question, j’y trouve la citation suivante de l’inspecteur Scott Naylor, chef de la Section de l’exploitation sexuelle des enfants de la Police provinciale de l’Ontario : « Les parents et les tuteurs doivent s’informer eux-mêmes sur la technologie que leurs enfants utilisent afin de les protéger comme il convient. Malheureusement, la plupart des parents et des tuteurs sont loin de comprendre la technologie du Web aussi bien que leurs enfants. »
Si suite à l’arrestation de prédateurs sexuels, l’inspecteur Scott Naylor prend la peine d’exhorter les parents à « protéger les enfants en ligne », cela semble indiquer que les jeunes victimes ont bien été trouvées sur Internet.

Ce qui me gêne, cependant, c’est que ma conclusion n’est qu’une inférence. Afin d’aller au fond des choses, je décide d’appeler le sergent Pierre Chamberland, Coordonnateur des relations avec les médias, dont les coordonnées se trouvent sur le communiqué de presse.

Moi : « Pouvez-vous me dire si les victimes dont vous parlez avaient rencontré leurs agresseurs sur Internet ? »

Lui : « Non, elles n’ont pas rencontré leurs agresseurs sur Internet. »

Moi : « Mais alors, pourquoi la citation de l’inspecteur Scott met-elle l’emphase sur la sécurité des enfants en ligne ? »

Lui : « Parce que c’est souvent en ligne que les victimes d’abus sexuels rencontrent leurs prédateurs. »

Heu… non. Les recherches sur le sujet montrent de façon consistante que les prédateurs sexuels prennent généralement leurs victimes dans leur cercle familial ou relationnel. C’est à l’évidence bien plus simple pour eux.

Une grande partie du discours sécuritaire sur Internet est de la désinformation

Dans son rapport Techno-Panic & 21st Century Education: Make Sure Internet Safety Messaging Does Not Undermine Education for the Future, Nancy Willard, du Center for Safe and Responsible Internet Use, note qu’une grande partie du discours sécuritaire sur Internet est de la désinformation : on y présente le Web comme un lieu où les jeunes sont à haut risque de prédation sexuelle, alors que la recherche et les statistiques d’arrestations témoignent du contraire. Au Canada, les statistiques combinées de 2006 et 2007 révèlent que le nombre d’individus déclarés coupables de leurre d’enfants sur Internet s’est élevé à… 89, et ce sur tout le territoire canadien. Voilà qui met certainement en perspective la panique morale à propos du Web comme premier pourvoyeur de prédation sexuelle.

Mais alors pourquoi forces de l’ordre et les journalistes dans la foulée continuent-ils à entretenir l’idée qu’Internet est un haut lieu de prédation sexuelle ?

Pour les journalistes, tout du moins, il semble qu’il y ait souvent confusion entre le Net comme lieu de diffusion de pédo-pornographie et lieu de prédation sexuelle. Voyez par exemple l’article du Devoir Cyberpédophilie – Les plus jeunes sont les plus maltraités . L’article traite de la diffusion de pédo-pornographie sur la Toile, mais l’image et le sous-titre qui accompagnent l’article (« Le Canada reste un des refuges préférés des prédateurs de la Toile ») créent la confusion en illustrant le thème de la prédation sur Internet.

Quant à la vision erronée du web comme lieu de prédation, chez les forces de l’ordre, Nancy Willard l’explique ainsi : « D’une certaine façon, ceci est compréhensible. Chercher à appréhender ce problème complexe rappelle la parabole des sages aveugles essayant de décrire un éléphant. La police, malheureusement, a la responsabilité de se tenir au niveau de « l’arrière-train ». Il n’est donc pas surprenant que leur perception de l’éléphant ait été influencée par les excréments qu’ils voient régulièrement. Cependant, l’analyse même de leurs propres données montre qu’ils ne décrivent pas correctement l’excrément.»

Les prédateurs en ligne mentent rarement sur leur âge

Voyons donc ce que disent les données, afin de « décrire correctement l’excrément », pour reprendre Willard.
Dans les cas débouchant sur des poursuites, les individus accusés de leurre d’enfants sur Internet étaient le plus souvent des hommes de 18 à 34 ans. Les données montrent également que les prédateurs sexuels mentent rarement sur leur âge ou leurs motifs, lorsqu’ils prennent contact avec un jeune en ligne. Leur tactique n’est pas la tromperie mais la séduction : ils manifestent beaucoup d’attention, d’affection et de gentillesse envers les jeunes, les amenant à croire qu’ils sont réellement amoureux. La plupart des jeunes qui acceptent alors une rencontre en personne le font en sachant qu’ils vont s’engager dans une relation sexuelle – relation sexuelle qui sera d’ailleurs répétée dans 73% des cas. Très peu de cas (5%) sont de nature violente, selon le Crimes Against Children Research Center.

Or ce portrait est très éloigné du portrait typique du « cyber-prédateur », tel que les parents se le représentent au vu de ce que disséminent la police et les journalistes dans leur foulée ; lorsque, durant mes présentations, je pose la question « Quel est à votre avis le profil d’un prédateur sexuel sur Internet ? », je n’ai jamais encore obtenu d’autre réponse qu’une description en règle du « pervers pépère » tel que Gotlib le croquait dans les années 80. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les gouvernements mêmes propagent cette image erronée : voyez par exemple cette campagne (dite) d’intérêt public diffusée dans de nombreux pays (le « pervers pépère » apparaît à la toute fin).

La représentation inexacte des « cyber-prédateurs » n’est pas anodine : elle débouche hélas sur une réponse éducative inadaptée. Finkelhor insiste sur le fait que pour outiller les jeunes contre les prédateurs en ligne, il ne s’agit pas de les inciter à se méfier de tout le monde sur le Net, mais bien plutôt à débusquer ceux qui jouent sur la « naïveté émotionnelle » des adolescents pour les entraîner dans une relation prétendument « amoureuse ». De fait, la recherche montre que les jeunes les plus à risque sont ceux qui ont des problèmes émotionnels tels que de mauvaises relations avec leurs parents, ou des difficultés à trouver ou accepter leur identité sexuelle.

Dresser un portrait erroné des « prédateurs en ligne » n’est vraiment pas un cadeau que l’on fait à nos jeunes ; il leur fait courir un risque réel, celui de ne pas repérer le danger lorsque (et si) il se présente –et même de se méprendre sur le danger lui-même : mettre en garde nos enfants contre des quinquagénaires obsédés cachant leurs intentions et leur âge pour mieux violenter leurs victimes récalcitrantes, laissera la part belle aux prédateurs réels : ceux qui parlent ouvertement de sexualité à des adolescents en train de découvrir la leur ; des individus qui suscitent et cultivent les sentiments de leurs victimes ; des hommes jeunes qui n’auront en rien, de par les standards médiatiques, la gueule de l’emploi.

Pour de plus amples informations sur le sujet, je vous invite à consulter la section Risques et préjudices sexuels de notre site Web Averti.

Billet initialement publié sur le site  du Réseau Education-Médias sous le titre “La gueule de l’emploi : Internet, risques sexuels et représentation médiatique”

Photo CC Flickr sankax

]]>
http://owni.fr/2010/03/29/non-elles-n%e2%80%99ont-pas-rencontre-leurs-agresseurs-sexuels-sur-internet/feed/ 3